Privatiser le monde: les nouveaux rites du tourisme ultraluxe
By Eva Morletto11 décembre 2025
Porté à plus de 1500 milliards de dollars en 2024, le tourisme de luxe change de visage: l’essor des «aspiring luxury travelers» redéfinit les codes du voyage haut de gamme et transforme le rôle des agents en créateurs d’histoires.
Ce glissement sociologique a transformé la nature même du métier d’agent de voyage. Les agences dites «ultraluxe» ne vendent plus un itinéraire: elles conçoivent une histoire, un souvenir en devenir. Cette quête d’unicité se paie cher, en marge comme en expertise. Derrière chaque séjour se cache un véritable travail de recherche: villas ou lieux confidentiels, négociations d’accès privés à des musées, privatisation de bateaux d’expédition, recrutement de chefs ou de guides sur mesure. La créativité et le carnet d’adresses représentent l’atout majeur.
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Dans cette nouvelle cartographie du luxe, Queen of Clubs incarne la génération montante. Fondée par Filippo Torriani en juillet 2009, la maison s’est imposée comme un acteur du lifestyle travel, à mi-chemin entre conciergerie exclusive et producteur d’expériences exceptionnelles. Présente à Londres, à Paris, à Rome, à Ibiza et à Genève, elle illustre cette hybridation entre technologie et service tailor-made: plateforme sophistiquée d’opérations, réseau d’experts locaux, et un ton plus contemporain que les autres grandes maisons historiques. Torriani, figure charismatique du secteur, revendique une approche presque architecturale du voyage.
Concevoir des séjours qui racontent une identité, une époque, un rêve
Pour ce monde de happy few, je crée des journées sur mesure, conçues en les accompagnant pas à pas dans l’accomplissement de leur rêve
Filippo Torriani, fondateur de Queen of Clubs
«Au fil de ma longue expérience dans l’hôtellerie de luxe, j’avais remarqué que les clients cherchaient des expériences exclusives, des adresses uniques, des manières insolites de découvrir une ville. Pendant longtemps, les services d’un hôtel 5 étoiles se limitaient souvent aux conseils avisés des concierges. J’ai compris qu’il y avait là une niche formidable à explorer, des souhaits qui restaient inachevés, et j’ai décidé de me lancer, Queen of Clubs peut être définie comme une entreprise pionnière», explique Filippo Torriani. Photographes personnels choisis parmi une élite de professionnels d’exception, personal shoppers, accès en solo à des adresses uniques – des chefs-d’œuvre historiques comme la tour de Londres ou des lieux normalement inaccessibles comme les coulisses des courses de Formule 1 ou celles des concerts de stars. Tout devient possible. Les clients? «Des champions de sport, des génies de la tech, des ténors de la finance, des VIP du monde du cinéma ou de la télévision, des riches héritiers ou industriels discrets qui voyagent en famille et ne s’affichent pas sur les réseaux. Pour ce monde de happy few, je crée des journées sur mesure, conçues en les accompagnant pas à pas dans l’accomplissement de leur rêve», continue Filippo Torriani.


Quelques exemples? Une visite privée avant l’aube des musées du Vatican, en compagnie de Clavigero, le maître des clés. Les invités profitent d’une exploration privilégiée de l’une des plus vastes collections d’art du monde, entre autres à la chapelle Sixtine, mais aussi la montée du mystérieux escalier Simonetti. Les lumières s’allument une à une, jusqu’à la chambre de Raphaël. Dans une tout autre ambiance, vous pouvez profiter d’une balade à cheval dans les jardins du Château de Versailles, une croisière privée sur la Seine à bord d’un bateau vénitien en dégustant un grand cru, une chasse aux truffes en compagnie d’un expert dans les bois de la vallée de la Loire, découvrir avec des historiens les mystères de Stonehenge à l’aube.
Face à cette nouvelle génération, d’autres agences, à l’instar de Weisse Voyages, symbolisent la tradition du voyage d’aventure. Son expertise s’exprime dans la qualité des partenaires, la maîtrise logistique et la relation personnelle avec le client. Là où Queen of Clubs revendique l’agilité et l’audace créative, Weisse Voyages cultive la confiance et le savoir-faire d’atelier. Ces deux modèles se complètent plus qu’ils ne s’opposent: l’un projette le luxe dans l’avenir digital et international, l’autre en préserve la dimension artisanale. L’un vise l’Europe, ses adresses uniques et ses événements d’exception, l’autre propose des aventures magiques qui ont en toile de fond les paysages grandioses de la planète et les cadres naturels de rêve.
Quelques exemples? Un itinéraire exclusif qui allie la savane, les parcs animaliers de Zambie et les îles tropicales de Madagascar, un combo qui réunit plusieurs perles originales de l’hôtellerie de luxe locale comme le Chinzombo, qui comprend six villas dissimulées entre les acacias, ou le spectaculaire Royal Chundu, à proximité des Chutes Victoria. Dans la Patagonie argentine, à une heure de route du majestueux glacier Perito Moreno, Weisse choisit des adresses qui allient le style et le vécu local à la quintessence du plaisir du voyage entendu comme le privilège de l’ailleurs. C’est ainsi qu’on retrouve dans le portefeuille d’adresses des lieux comme Eolo, un établissement entouré par 10 000 hectares de terres sauvages entre El Calafate et le Parc de Los Glaciares, ou comme l’Estancia Cristina, avec son toit de taule dans le style local et le confort d’un cinq étoiles. Les moments précieux s’enchaînent: dégustation de cabernet local avec vue sur les Andes, observation des condors, randonnée à cheval, nuit éclairée par les lampes à l’huile avec le glacier Upsala en toile de fond.
Des expériences fortes, à l’imaginaire unique
À l’échelle internationale, d’autres noms tracent la carte du sur-mesure haut de gamme. Abercrombie & Kent, pionnier historique des safaris africains et des tours d’expédition privés, demeure le mastodonte du secteur. Le dernier chiffre d’affaires connu date de 2022 et affiche un montant supérieur à 500 millions de dollars.
À l’autre extrémité du spectre, Black Tomato, né à Londres au début des années 2000, séduit par son approche millénniale du luxe: récits immersifs, destinations confidentielles, marketing puissant inspiré de l’univers des aventuriers.
L’originalité des propositions est le véritable atout de Black Tomato, qui met en avant des «concept voyages» comme Get Lost, audacieux. Le voyageur est déposé dans un endroit isolé (désert de l’Atlas, désert d’Atacama ou autre) avec une carte et une boussole et est invité à «retrouver la civilisation». Black Tomato orchestre discrètement l’expérience en garantissant sécurité et confort. L’autre idée qui lie aventure et exclusivité est représentée par les Blink Luxury Camping, des camps temporaires superluxueux montés uniquement pour le séjour du client dans des lieux spectaculaires et très reculés, puis démontés, pour offrir une expérience éphémère et unique. Pour les amateurs de contes pour enfants, il y a également Take Me on a Story, inspirés de classiques comme Alice au Pays des Merveilles, L’Île au Trésor, etc. Le voyageur pourra ainsi profiter d’une tea-party «Alice» dans la forêt anglaise, ou explorer les grottes de lave en Islande en s’inspirant de «Voyage au centre de la Terre» de Jules Verne.
En Asie, Remote Lands s’est imposé comme le spécialiste des itinéraires d’initiés, offrant à une clientèle américaine ou moyen-orientale des accès rarissimes aux temples, artisans et retraites d’Asie du Sud-Est.
Partout, la même logique domine: l’expérience prime sur le lieu. Le voyage ultraluxe devient un récit personnel, souvent coconstruit entre le client et le concepteur. Certains programmes s’apparentent à de véritables mises en scène: nuit sous les aurores boréales dans une bulle transparente, expédition privée avec un glaciologue en Antarctique, dîner étoilé dans une forteresse médiévale louée pour une seule soirée.
Le secret et l’exclusivité, la valeur du voyage
C’est curieux de constater comme certaines destinations, comme le mythique Everest, perdent la cote à cause de la perte d’exclusivité. L’ascension de ce légendaire sommet himalayen reste un grand classique et il faut monnayer une fourchette entre 40 000 et 200 000 dollars pour y avoir accès (le seul permis d’ascension délivré par les autorités népalaises coûte près de 11 000 dollars), mais depuis quelques années, l’expédition est tellement demandée que des files d’attente se créent tout le long du parcours, ce qui contribue à esquinter le mythe. Toutes ces propositions, souvent photographiées, mais rarement médiatisées, entretiennent l’aura du secret qui fait la valeur du luxe.
Derrière la magie du récit, les chiffres traduisent pourtant une logique économique rigoureuse. Les marges des agences ultra haut de gamme oscillent entre 20 et 35%, grâce à la combinaison de commissions hôtelières, de frais de conception et de services additionnels. Le marché reste néanmoins fragile: la dépendance à la conjoncture géopolitique et à la confiance des clientèles internationales impose une grande réactivité. La période post-Covid a paradoxalement renforcé ce segment, en donnant au voyage une valeur existentielle: «vivre maintenant», même à prix fort.
Les tendances pour 2025 s’enracinent dans cette philosophie. L’Antarctique, la Patagonie ou les territoires polaires attirent une clientèle en quête de silence et d’exclusivité.
En parallèle, la dimension durable devient non plus un argument moral, mais un attribut du luxe: respect des communautés locales, neutralité carbone, transparence des partenaires. Les grandes agences investissent dans des fondations de conservation ou des programmes de reforestation, intégrant la responsabilité dans leur storytelling.
Dans un monde saturé d’offres, les agences ultra-luxe représentent ainsi le dernier bastion de la rareté et leur stratégie économique leur permet de nourrir tout un écosystème de sous-traitants (hôteliers indépendants, transporteurs, guides, artisans) et de devenir des vecteurs d’innovation pour le reste du tourisme.
Selon plusieurs estimations établies par les analystes du tourisme mondial, la catégorie des Ultra-High Net Worth Individuals (UHNWI) – ceux qui peuvent compter sur un patrimoine supérieur à 30 millions de dollars – dépenserait environ 4 milliards de dollars par an pour leurs voyages et pour vivre des expériences hors du commun. Ainsi, 0,25% des voyageurs assureraient l’avenir de ce genre de tourisme d’ultraluxe, une industrie qui, selon les experts, pourrait peser 440 milliards de dollars sur le marché d’ici 2032, alors que d’ici la même année le tourisme de luxe en général, devrait atteindre environ 2760 milliards de dollars.
L’édition 2026 de l’Arabian Travel Market qui aura lieu au World Trade Centre de Dubaï du 4 au 7 mai 2026, se concentrera d’ailleurs principalement sur le segment de l’ultraluxe: au sein de l’Atm Ultra Luxury Lounge, spécialement conçu pour les acteurs du voyage destiné aux high-net-worth individuals, les buyers rencontreront les représentants de ces agences ainsi que les enseignes plus prestigieuses du monde de l’hôtellerie comme Mandarin Oriental, Four Seasons, Jumeirah International et One&Only. L’objectif? Donner vie à un écosystème de haut niveau pour réunir dans un seul univers les acteurs de l’hôtellerie de prestige, de l’aviation privée et du yachting.
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