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Fashion Week de Milan: le numérique a été vecteur d’idées fortes

Bettina Bush Mignanego

By Bettina Bush Mignanego02 octobre 2020

Oscillant entre réel et virtuel, la semaine de la mode milanaise proposait dans le même temps et pour la première fois, un ensemble de collections pour l’homme et la femme. Au total, 23 shows offline, et 41 défilés en ligne. Et à la clé, une mode qui a réagi avec force et idées. Mais la même question demeure: à l’ère du Covid, le numérique pourra-t-il résoudre la crise du secteur?

La marque Versace s’est inspirée d'un royaume ou d'une ville sous-marine imaginaire, présentant un show réservé à un public uniquement composé de ses collaborateurs. Versace spring-summer 2021 (Versace)

Au cœur de Milan, l’atmosphère, d’habitude si fébrile en période de défilés, était troublée, hésitant constamment entre un désir ardent de recommencer et la peur de nouvelles contagions. Sur Via Montenapoleone aussi, les esprits n’étaient pas à la fête. La mode devait, là aussi, composer avec le covid: au premier semestre 2020, le secteur enregistrait une baisse de 30% par rapport à la même période de 2019.

Pourtant, les signes encourageants sont nombreux. La maison Dolce&Gabbana choisissait à nouveau Milan, après des années d'absence, pour présenter un show plein de vie, inspiré par une Sicile bien aimée et un esprit patchwork. Quelque chose de nouveau qui servait à unir différentes cultures et idées, tout comme les tissus. Aucune pièce noire, mais cinquante morceaux de tissus que chaque couturière pouvait assembler à sa façon, devenant toutes des pièces uniques.

Prada, la célèbre maison reconnue pour sa mode intellectuelle et minimaliste, avait opté pour le numérique, un événement très attendu, car il s'agissait de la première collection de la maison cosignée par Miuccia Prada et Raf Simons.

Prada a opté pour le numérique, un événement très attendu, car il s'agissait de la première collection de la maison cosignée par Miuccia Prada et Raf Simons (Prada)

La marque Versace s’était, elle, inspirée d'un royaume ou d'une ville sous-marine imaginaire, présentant un show réservé à un public uniquement composé de ses collaborateurs. Sur le podium, des couleurs et des formes qui rappellent les équipements de plongée ou des créatures marines, des étoiles de mer ou des coquillages, des couleurs vives mais toujours dans le style Versace. Même les mannequins avaient l'air de sortir des océans imaginaires, avec leurs cheveux mouillés. 

Valentino aussi avait choisi Milan pour son retour, faisant défiler ses collections femme et homme en direct dans les sublimes décors industriels de la Fonderia Macchi, décorée de 1200 plantes provenant de huit pays, le tout sans mannequins, mais avec soixante-six personnages tout à fait ordinaires, comme un hommage à la vie, simple et précieuse. Ou même le jeans était à l’honneur, dans une collaboration surprise avec Levi's.

Giorgio Armani choisissait de faire défiler ses mannequins en prime time TV sur la chaîne nationale italienne "La 7" (Armani)

Giorgio Armani, lui, a réussi à surprendre une fois de plus. Il avait été l'un des premiers, fin février, à décider d'annuler son défilé de mode à Milan. Il avait à nouveau joué les précurseurs quand, quelques mois plus tard, il publiait une tribune pour dire son envie de recommencer, mais en ralentissant, en réorientant tout. Fin septembre, Armani étonnait encore. Il rendait un hommage vibrant à sa ville, Milan, en défilant à la télévision, sur «La 7» en prime time, avec un spectacle pour tous, précédé d’un documentaire qui racontait sa vie et son métier de designer. Le grand public était aux premières loges.

Les nouvelles frontières de la mode

On le voit, la mode réagit avec force et idées, mais la même question demeure: à l’ère du Covid, le numérique pourra-t-il résoudre la crise du secteur? Pour Paolo Landi, écrivain et manager actif dans le secteur de la communication et des mass médias, auteur du livre «Instagram al Tramonto», publié par La Nave di Teseo, «nous assistons avec cette semaine de la mode aux premiers pas d'une véritable révolution. L'industrie en général, et donc aussi la mode, sera sauvée si elle peut virtuellement combiner le online et le offline. Nous vivons une phase pionnière dans laquelle nous expérimentons de nouvelles possibilités». 

Pour Isabella Ratti, experte en image, auteur du livre «Fashion Marketing: a journey to discover new ways of shopping and the mechanisms of fashion 4.0» publié par Dario Flaccovio, la mode doit absolument ralentir. Elle analyse attentivement les changements des récents défilés. Pour elle, «le mot phygital combine le monde hors ligne avec le monde en ligne en essayant de prendre les meilleurs aspects de chacun pour créer une expérience client plus complète et satisfaisante. Selon l'analyse de DMR group, la première semaine de la mode numérique de Milan a atteint 105 millions d'utilisateurs sur les réseaux sociaux Facebook, Instagram, Twitter, YouTube et Weibo. Cela me semble être un excellent résultat.» 

Le medium continue d'être le message, comme l'avait dit McLuhan. Et dans notre cas, le Covid a dicté le code de conduite que Prada a transfiguré. Le public a vu le défilé sur les smartphones, l'événement s'est démocratisé.

Paolo Landi, auteur du livre «Instagram al Tramonto»

Pour Maria Grazia Mattei, experte en culture numérique et présidente de MEET, le premier centre de culture numérique, créé à Milan, en collaboration avec la Fondazione Cariplo, ce ne sont là que les premières étapes d'un long chemin qui donnera de grands résultats: «Nous assistons à un développement de stratégies numériques utiles pour développer le marché à l'échelle internationale».

Savoir exploiter la puissance du numérique

Parmi les maisons présentes à la semaine de la mode milanaise, Prada est certainement celle qui a utilisé le numérique de la manière la plus innovante et la plus complète. Avant le défilé en ligne, la marque a réalisé un live d’une vingtaine de minutes sur Instagram pour répondre aux questions de leurs 24 millions d’abonnés. Miuccia Prada, habillée de ce qu'elle définit être son uniforme, une jupe blanche, longue et plissée, un pull bleu, et lui, Raf Simon, habillé de son habituel pull foncé surdimensionné se sont adressés avec ces mots: «Bonjour et bonsoir à tous! Nous vivons vraiment une situation étrange». Miuccia Prada expliquait ensuite l'importance de la technologie dans nos vies, avouait que dans le fashion show qui allait suivre, son désir premier était de représenter la technologie comme une extension de la personne, et non comme une présence extérieure.

Le défilé spring-summer 2021 de Giorgio Armani mêlait les collections masculines et féminines de la maison italienne (Armani)

Cette relation entre l'homme et la technologie est un thème cher aux spécialistes des médias, ce qui nous ramène immanquablement au célèbre pionnier Marshall McLuhan qui, dans les années 60, avait étonné par sa théorie, aujourd'hui plus actuelle que jamais. Paolo Landi explique: «Il est certain que même aujourd'hui, le medium continue d'être le message, comme l'avait dit McLuhan. Et dans notre cas, le Covid a dicté le code de conduite que Prada a transfiguré. Le public a vu le défilé sur les smartphones, l'événement s'est démocratisé, même s’il faut admettre que le charme du spectacle vivant s’est un peu perdu».  Revenant sur l'imbrication de la mode et de la technologie, Isabella Ratti cite la technologie vestimentaire, notamment grâce aux tissus intelligents, qui, par le vecteur du vêtement, visent le bien-être et la santé des personnes. 

Miuccia Prada et Raf Simons ne se sont pas arrêtés à la fonction première du vêtement, mais l’ont travaillé comme un medium. Grâce à lui ils ont parlé de créativité, d'inclusion et de durabilité».

Isabella Ratti, experte en image

Revenant à Prada, et au dialogue amorcé entre l'homme et la machine, Isabella Ratti poursuit: «La marque démontre un concept clair : plus vous êtes connecté à la réalité, plus votre travail a du sens.. Et ce qui unit et enthousiasme Miuccia Prada et Raf Simons c’est leur passion commune du concept de l’uniforme, leitmotiv de cette collection. Les deux créatifs ne se sont pas arrêtés à la fonction première du vêtement, mais l’ont travaillé comme un medium. Grâce à lui ils ont parlé de créativité, d'inclusion et de durabilité».

La double intervention sur le réseau social Instagram a dépassé les 100‘000 vues pour le dialogue entre créateurs et followers, alors que le défilé atteignait les 700’000 vues, des chiffres importants qui réjouissent le milieu de la mode, mais que Maria Grazia Mattei met immédiatement en perspective: «Nous devons arrêter de courir après les chiffres, il est important de se rappeler que se connecter sur les réseaux, c’est se connecter à une communauté, et non à des individualités. Derrière les chiffres et les goûts, il y a des algorithmes, et certaines fois des contacts qui n'existent pas. Mais si vous travaillez sur le concept de communauté, alors vous créez des références et une véritable communication». 

Ne pas être dupe du digital

Un aspect qui n'a pas échappé à Miuccia Prada ou à Raf Simons qui ont voulu répondre aux nombreuses questions de leurs adeptes: «C'était une stratégie intelligente, selon Isabella Ratti, afin d'humaniser la marque et de donner aux gens le sentiment d'appartenir à la communauté».  Quant à Giorgio Armani, lui qui a préféré un média traditionnel tel que la télévision pour son défilé de mode en prime time, Isabella Rati s’interroge: «Peut-être s'agissait-il d'une tentative de Giorgio Armani d'utiliser la télévision comme moyen de communication de masse pour diffuser des idées».

Ces différentes stratégies pensées par les grandes maisons de mode sont adoptées pour conquérir un public de plus en plus large, et dans le cas d'Armani, des personnes de tous âges. Et in fine, le résultat est là. Un timide optimisme revient: «Dans un rapport publié ces derniers jours, explique Isabella Ratti, Goldman Sachs quantifiait l'impact du Covid sur le luxe par une baisse des ventes de 25% au lieu de 30% il y a quelques mois encore, fixant la reprise au premier semestre 2021.»Suffira-t-il alors d'attendre quelques mois encore pour retrouver la croissance? Paolo Landi modère: «La technologie va vite, les réactions humaines sont plus lentes…» 

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