De quel style de leadership avons-nous besoin dans un monde incertain?

Le 24 septembre dernier, Ilaria Resta, CEO d’Audemars Piguet et Marianne Schmid Mast, doyenne et professeure à HEC Lausanne, étaient invitées à s’exprimer lors d’une conférence co-organisée par Luxury Tribune et le Swiss Center for Luxury Research (SCLR) sur le campus d’HEC Lausanne. Étudiants, alumni et lecteurs de Luxury Tribune ont pu se réunir autour d’une thématique cruciale: quel type de leadership adopter dans un monde incertain?

Le contexte géopolitique actuel et les différentes crises mondiales qui en découlent remettent en question les modèles traditionnels de gouvernance, aussi bien politiques qu’entrepreneuriaux. Le secteur du luxe, au cœur de ces changements, connaît une crise sans précédent, impacté majoritairement par une baisse de la consommation en Chine. À cela s’ajoute un facteur générationnel, une nouvelle mentalité qui se confronte à des normes établies depuis des décennies. Dans ce contexte, quel style de leadership choisir et comment le mettre en place? Qu’est-ce qui définit un bon leader? Un extrait des nombreuses questions qui ont été posées par Cristina D’Agostino, rédactrice en chef et fondatrice de Luxury Tribune, et Felicitas Morhart, professeure de marketing du luxe à HEC Lausanne et fondatrice du SCLR, toutes deux hôtes de la conférence.

Ilaria Resta, à la tête de la maison horlogère Audemars Piguet depuis septembre 2023, riche d’une carrière de vingt-trois ans chez Procter & Gamble, où elle a occupé de nombreux postes à hautes responsabilités pour plusieurs marques sur le plan international, répond: «Chaque entreprise, chaque industrie a son propre héritage, sa culture, ses normes, que vous devez intégrer rapidement en tant que leader, c’est ce que j’appelle l’intelligence émotionnelle, la capacité à lire ces signaux et s’y adapter.» Un défi qui aurait pu sembler délicat après la succession de François-Henri Bennahmias aux commandes de la maison pendant plus de dix ans: «Mon style de leadership correspondait très bien à l’esprit familial d’Audemars Piguet et l’organisation était totalement prête à l’accueillir, en revanche, ce qui était plus complexe et qui a demandé du temps, c’est la construction du lien de confiance avec les employés. Tout est affaire d’écoute, et d’adaptation.»

Le leadership circulaire, que pratique Ilaria Resta, place le leader au centre de l’organisation à l’opposé du modèle pyramidal classique. «L’idée du leadership circulaire est de créer des connexions à tous les niveaux, d’ouvrir les portes à tous les employés, et surtout de rapprocher le leader de la réalité», explique-t-elle. De son côté, Marianne Schmid Mast, qui occupe également une position de leader au sein de l’université, privilégie un leadership transparent, sans décision déstabilisante et fondé sur le dialogue. «Pour moi le plus important est de rester entièrement prévisible, rester soi-même et être reconnue pour la personne que l’on est vraiment», mentionne-t-elle «Les universités ont toujours été des lieux de liberté tournés vers les idées, les discussions et même les révolutions. Il est enthousiasmant de voir ces nouvelles formes d’entrepreneuriat et de pensées émerger. En revanche, je pense qu’il faut être vigilant face au tournant auquel nous assistons: un mode de discussion plus agressif et moins constructif. C’est pourquoi j’essaie d’enseigner à nos élèves l’importance du dialogue», conclut-elle.

La discussion s’est poursuivie autour d’une question fondamentale: qu’est-ce qui définit un bon leader aujourd’hui? Pour Ilaria Resta, la réponse, répétée tout au long de la conférence, est claire: «Un bon leader est ouvert à l’apprentissage en permanence. Il apprend puis agit, et non l’inverse. Il est humble, mais audacieux à la fois. Il sait gagner la confiance de son entourage en prenant le temps. Il comprend et apprend rapidement en s’adaptant aux normes du monde actuel». Des conseils précieux qu’ont pu recevoir les étudiants.

Ilaria Resta a en outre partagé ses objectifs et souhaits pour l’avenir: «Ma vision pour Audemars Piguet est de perpétuer l’indépendance de la maison familiale. C’est une immense responsabilité de représenter l’intérêt des gens qui portent le nom de votre entreprise. Cette mission, je l’appelle pioneering time, ce qui signifie savoir regarder devant, apporter des innovations, tout en respectant ce qui a été fait par le passé.»

Cependant, cette indépendance peut s’avérer compliquée à maintenir, dans un monde aussi polarisé et imprévisible que le nôtre. Alors, comment rester agile? «Je pense que le plus important est de se baser sur les fondamentaux de votre entreprise, sur la santé de ses finances, pour pouvoir diriger une entreprise qui peut aisément faire face à des périodes plus agitées, mais aussi avoir les compétences pour s’adapter aux nouvelles normes et être dans l’apprentissage en permanence. Le problème des leaders d’aujourd’hui? Penser tout savoir, être trop sûrs d’eux et penser que le modèle du passé peut être appliqué au futur, ce qui est totalement faux», explique Ilaria Resta.

D’agilité, la directrice générale de la marque horlogère a su en faire preuve ces derniers temps. En proie à de fausses rumeurs concernant un potentiel départ de ses fonctions, elle a su rétablir la vérité. Une épreuve qu’elle juge «inévitable» pour tout leader qui s’expose et s’exprime publiquement: «Dans ce genre de situations, le plus important est de protéger les gens autour de vous, leur expliquer immédiatement ce qui se passe et travailler en équipe. Mais c’est quelque chose que nous vivons tous en tant que leader, et cela contribue à notre développement», a-t-elle répondu pendant la conférence.

La discussion s’est ensuite ouverte sur la définition du succès, un terme très large selon les formes de leadership. Pour Ilaria Resta: «Le succès se mesure à l’agilité dans l’apprentissage, il passe par la curiosité et la capacité à se poser les bonnes questions.» Tandis que la plupart des entreprises mesurent le succès avec des données financières, la CEO préfère le mesurer à l’héritage, c’est-à-dire la qualité de l’entreprise que vous laissez derrière vous et la santé mentale de vos employés. «En tant que leader, vous devez choisir sur quel rythme de croissance vous souhaitez aller et très souvent vous choisissez la rapidité, faire plus et vendre plus, ce qui est très dangereux si vous n’avez pas une structure stable autour de vous.»