Innovation & Savoir-faire

«Pour Hermès, être en position de challenger, dans l’horlogerie, a été très formateur»

L’horlogerie Hermès connaît, depuis quelques années, une progression enviée, comme tous les métiers du groupe. Guillaume de Seynes, directeur général de la maison Hermès, et membre de la famille fondatrice, explique les raisons de ce succès qui s’est pourtant fait attendre. Aujourd’hui, il annonce un agrandissement conséquent de la manufacture horlogère du Noirmont, en Suisse.

Guillaume de Seynes, directeur général d’Hermès. Sur la droite, une montre Galop d'Hermès (Mel Bles - Hermès)

L’arrière-petit-fils d’Émile Hermès, Guillaume de Seynes connaît bien l’horlogerie. Elle est même «son métier de cœur». Un savoir-faire qu’il affectionne, à la fois technique et exigeant, auquel il a dû se frotter, à son arrivée dans le groupe, au poste de directeur des ventes et du marketing international de La Montre Hermès, à 40 ans. Un univers qui lui a appris à composer avec la position de challenger, peu confortable et habituelle pour la maison, «dans un marché où personne n’attendait la maison Hermès.» Juste avant le tournant du millénaire, Guillaume de Seynes en prendra les rênes jusqu’en 2006. Aujourd’hui directeur général du groupe chargé du Pôle Amont et Participations depuis douze ans, il pilote les ouvertures de manufactures partout en France et la transmission du savoir-faire global d’Hermès. Il détaille en exclusivité, les forces désormais en place qui permettent à l’horlogerie et plus globalement au groupe, de rester sur une tendance haussière.

Les chiffres de la Montre Hermès sont en nette progression depuis quelques années. En hausse de 46% en 2022, ils affichent +23,6% au 1er trimestre 2023 à 166 millions d’euros. Quels sont les leviers de cette hausse?

Galop d'Hermès (Mel Bles - Hermès)

Plusieurs effets se conjuguent. C’est d’abord le résultat d’efforts déployés il y a quinze ans. Pour un outsider comme Hermès, cela prend un peu plus de temps. Mais, aujourd’hui, nous sommes perçus comme des horlogers en mesure de proposer des montres avec des complications horlogères originales et une expression créative propre à la maison, à l’image de «L’heure de la lune» ou le «Temps voyageur». Le succès sur ce type de pièces va croissant, et notre stratégie de montée en puissance et en complexité se lit dans nos résultats. Puis, notre offre féminine monte en gamme, en termes de préciosité dans les lignes montres bijoux, mais également en sophistication, à l’image des métiers d’art qui remportent beaucoup de succès et qui portent la signature graphique de notre style et de notre patrimoine, en particulier de la soie. Le troisième levier réside dans le travail de formation de nos équipes, qui ont acquis une grande confiance dans la vente de garde-temps.

Cette croissance s’est tout de même fait attendre. Avec le recul, quelle stratégie aurait dû être entreprise différemment?

Le modèle Arceau créé en 1978 (Calitho - Hermès)

C’est une bonne question, car si j’avais eu les réponses à l’époque, je les aurais mises en place. La stratégie était fondamentalement la bonne. Hermès devait s’imposer par le meilleur du savoir-faire suisse et de sa créativité. Et je pense que sur ce dernier point, les propositions ont évolué, elles sont aujourd’hui immanquablement plus fortes qu’il y a vingt ans, au moment de notre prise de participation dans la manufacture Vaucher. Pendant plusieurs années, le marché nous a regardés, je dirais, d’un œil sympathique, un peu goguenard sans doute. Il ne faut pas oublier que notre notoriété était bâtie sur des montres pour femmes et accessoires, comme la montre Kelly. Aujourd’hui, nos ventes sont encore à 80% féminines. Cette idée de théoriser une histoire du temps par Hermès a mûri avec les années. Sur ce point, la montre «Le Temps suspendu» a été une grande étape, sur laquelle nous avons pu bâtir. Dès ce moment, l’horlogerie nous a regardés différemment.

Vous étiez vous-même à la tête de la Montre Hermès il y a trois décennies. Votre décision de prendre une participation de 25% chez Vaucher Manufacture n’a pas toujours été bien comprise. Avez-vous dû lutter pour l’imposer?

Pose de la masse oscillante, à la manufacture de mouvements Vaucher de Fleurier NE (Sandro Campardo - Hermès)

C’était une décision de long terme, comme toujours chez Hermès. En effet, en 2006, nous n’avions pas besoin d’être actionnaires de Vaucher pour trouver les quelques centaines de mouvements dont nous avions besoin. Mais notre stratégie depuis cinquante ans est d’être prêts à investir pour avoir un accès privilégié à des savoir-faire et des matières d’exception. Au fond, nous avons peut-être mis la charrue avant les bœufs, mais encore une fois, la vision était sur le long terme. L’offre de mouvements ouverts à d’autres n’était pas très grande et ne s’est pas améliorée. J’avais alors vu cette opportunité, et mon oncle Jean-Louis Dumas m’a suivi. Cela a pris des années, et nous avons traversé des périodes plus ou moins faciles. Aujourd’hui, nous en tirons un plein bénéfice.

Qu’est-ce que ce métier vous a-t-il appris?

Deux choses : être en position de challenger et réussir à tracer un chemin dans un métier où personne ne vous attend, alors que dans le cuir et la soie, nous sommes historiquement leaders. Et développer un savoir-faire complexe et probablement le plus technique de l’univers Hermès. À l’époque, notre réseau de distribution ressentait une vraie appréhension à vendre une horlogerie mécanique. Il a fallu développer un véritable savoir-faire de vente, très embryonnaire il y a vingt ans. C’est aussi ce qui freinait la progression du métier de la montre Hermès. Mais aujourd’hui, les vendeurs y prennent goût. Il faut en vendre des cravates, avant d’égaler le chiffre d’une montre «Heure de la Lune», par exemple.

Tous métiers confondus, les chiffres au 1er trimestre 2023 montrent une domination de l’Asie (à 2 milliards d’euros), un marché pratiquement 3,5 fois plus important en revenus que l’Europe (660 millions d’euros), le deuxième plus gros marché. Est-ce que l’horlogerie Hermès suit cette tendance?

Oui, ce sont à peu près les mêmes proportions. L’Asie pèse lourd en horlogerie, particulièrement la Chine et la Corée. En 2022 et début 2023, nous avons également relevé un très grand dynamisme du marché américain. La fréquentation des magasins Hermès (environ 300 dans le monde) en période post-Covid a enregistré une très forte hausse. Et sur le plan industriel, notre décision d’intégrer, il y a dix ans, nos fabricants de boîtiers de montres et de cadrans a été très bénéfique.

La boutique Hermès sur Madison Avenue à New-York, US (Kevin Scott)

Quels sont les grands développements industriels encore à venir?

Nous avons un projet ambitieux, à l’horizon 2025, d’agrandir notre manufacture du Noirmont qui produit les boîtiers et les cadrans. Le projet architectural est abouti, réalisé par un architecte local. Nous finalisons les dernières autorisations. Les travaux vont commencer en début d’année 2024. Nous allons plus que doubler les surfaces.

En ce qui concerne la stratégie sur les produits, Hermès Horlogerie est monté en volume et en valeur, ces cinq dernières années, tout en consolidant sa base composée de modèles accessibles. Quelle gamme de produits manque encore à l’éventail de collections?

Nous avons un enjeu fort sur la collection H08, un modèle à vocation masculine, mécanique, inauguré l’an passé et dont l’ambition est d’en faire un pilier important de l’horlogerie Hermès. Les démarrages sont très bons, dans toutes les classes d’âge. À noter que la montre reste un produit d’accès à Hermès, dont les prix d’entrée de gamme sont bien inférieurs à un sac.

Le modèle Hermès H08, présenté au salon Watches & Wonders 2023 (Scheltens & Abbenes - Joel Von Allmen)

La montre H08 propose une nouvelle forme. Est-ce toujours une prise de risque?

Ce renouvellement des formes, cette fraîcheur, c’est justement ce que la maison Hermès apporte à l’horlogerie. En 1978 déjà, à sa sortie, la montre Arceau a été perçue comme étonnante, asymétrique, avec des chiffres très atypiques. Depuis lors, l’originalité des chiffres dessinés sur mesure pour chaque modèle est devenue un des traits de la personnalité horlogère d’Hermès. C’est une rupture que l’on doit à Henri d’Origny, un homme qui ne maîtrisait pas la technique horlogère, mais dont cette caractéristique représentait justement une vraie liberté. D’ailleurs, de manière plus large, les grands succès de l’horlogerie ont toujours allié créativité, originalité de la forme et savoir-faire technique. Être quotidiennement nourri par d’autres univers, d’autres savoir-faire, offre une liberté de style et de création qu’un horloger suisse exclusivement ancré dans son terroir et sa tradition peut difficilement connaître. A contrario, j’ai aussi appris qu’un dixième de millimètre peut faire la différence, en horlogerie, comme dans d’autres métiers. C’est une justesse de l’objet à laquelle Hermès est très sensible. L’œil humain est un juge incroyable.

En tant que directeur général de la maison Hermès, quelle est votre analyse de la croissance soutenue de l’industrie du luxe depuis quelques années, souvent décorrélée de l’économie?

Le modèle Hermès Cape Cod 1998 avait lancé la tendance du double bracelet en cuit (Hermès)

Il est vrai que l’année 2022 fut une année incroyable, avec une tendance qui se confirme en ce début d’année 2023. Par moments, cela peut paraître vertigineux. Les crises successives que le monde vit depuis vingt ans sont une réalité que nous avons désormais intégrée. La force de la maison Hermès, c’est sa capacité à attirer des clients très différents, grâce à la richesse de son univers de marque, et par conséquent à son grand éventail de prix: un foulard en soie, un rouge à lèvres ou un parfum restent abordables. Nous avons toujours revendiqué cette accessibilité, sans compromettre la qualité. Nous sommes très attentifs à ne pas dépendre des flux touristiques. Nous cultivons un ancrage local, la classe moyenne n’a peut-être plus forcément les moyens de s’offrir un sac, mais elle reste très fidèle à la maison, par d’autres produits. Ce n’est pas un antidote à toute crise, mais une force.

En 2023, Hermès annonce une hausse de ses prix de 8% à 10%, alors qu’elle s’est toujours située autour de 3% à 4%. Qu’est-ce qui la justifie, puisque Hermès révèle ne pas avoir de politique marketing des prix?

Effectivement, Hermès ne pratiquera jamais de politique marketing des prix. Cette philosophie est profondément ancrée. Nous sommes des artisans. À ce propos, notre grand-père disait: «Les produits Hermès ne sont pas chers, ils sont coûteux.» Nous augmentons nos prix uniquement en fonction des coûts, et ils sont plus importants cette année.

Puisque Hermès a toujours évolué au fil de son histoire en s’adaptant au besoin du consommateur et des innovations, quels sont les métiers encore non intégrés que vous regardez avec intérêt?

Nous n’avons pas fini de construire notre nouveau métier de la beauté. Nous sommes en pleine élaboration d’un nouveau volet consacré aux soins, qui complètera le maquillage et le parfum.

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