BusinessGrand angle

Le luxe se prend au jeu de la gamification

Fabio Bonavita

By Fabio Bonavita03 juin 2020

Redoutable pour attirer les jeunes générations et la tribu des joueurs, la gamification est désormais au cœur des stratégies des marques de luxe. Avec une promesse, récompenser les grands enfants à fort pouvoir d’achat.

Les clients du luxe ne sont pas des extraterrestres. Comme tout le monde, ils aiment jouer. Ce que les grandes marques du secteur ont mis du temps à comprendre. Pour combler leur démarrage tardif, elles s’engouffrent désormais dans la brèche de la gamification. Avec pour objectif de se servir des mécanismes associés aux jeux vidéo comme nouveau levier d’acquisition et d’engagements clients. Ce qui n’étonne pas Gwendoline Berthier, consultante senior chez Adone Conseil et spécialiste des questions de customer experience: «La gamification est importante car elle constitue une stratégie efficace pour gagner en visibilité et attirer de nouveaux clients. En parallèle, elle permet de collecter des données sur les utilisateurs, de renforcer l’image et l’ADN de la marque, de se différencier de la concurrence et enfin d’amener le client au magasin. C’est un vrai levier d’innovation où les perspectives de création sont énormes, aussi bien en termes d’univers, de format, de message, d’esthétisme et de cross-canalité.» Et les populations ciblées sont larges. «Il y a les joueurs qui représentent un marché colossal à forte croissance et les jeunes générations friandes de contenus exclusifs et d’expériences de marque; sans oublier la Chine qui possède une forte culture du jeu.» Aussi connu sous l’appellation de «ludification», la gamification est un néologisme relativement récent puisqu’il a été utilisé pour la première fois en 2000 lors d’une conférence donnée par le game designer américain Jesse Schell. Même si certains font remonter le concept aux années 80, décennie qui voit les compagnies aériennes lancer des programmes de points visant à récompenser les voyageurs les plus fidèles.

Dose de plaisir

Reste que tout le monde s’accorde à dire que la gamification prend véritablement son envol avec la démocratisation des smartphones. Une technologie qui offre la possibilité de mettre en place les trois étapes essentielles: proposer un artefact de jeu intuitif et original, inviter les utilisateurs à fournir de précieuses données (âge, sexe, lieu de résidence…) et enfin récompenser les meilleurs d’entre eux au moyen de goodies, points de fidélité et autres bons d’achat. Et on ne compte plus les marques de luxe qui se sont laissé tenter: Dior, Louis Vuitton, Chanel, Fendi, Hermès, Gucci, Bottega Veneta, Jimmy Choo, Marc Jacobs ou encore Yves Saint Laurent. Pour Charlotte Michalska, Thierry Delecolle et Gachoucha Kretz, auteurs du travail de recherche «La gamification et la relation marque consommateur» à l’ISC Paris Business School, le jeu «permet de toucher les consommateurs sous un nouvel angle, diffusant un message positif vis-à-vis de la marque qui offre un service amusant.» Avant d’ajouter: «Le consommateur n’est plus passif. Il entre en contact avec la marque sur son propre terrain. Il vient jouer avec la marque qui cherche ainsi à accroître son capital sympathie.»

La gamification est importante car elle constitue une stratégie efficace pour gagner en visibilité et attirer de nouveaux clients.

Gwendoline Berthier, consultante senior chez Adone Conseil

Contrairement à une idée reçue, la gamification n’est pas un jeu en tant que tel. Elle utilise certains mécanismes de l’univers vidéoludique pour détourner les consommateurs vers des objectifs différents. Comme l’engagement, la viralisation sur les réseaux sociaux, la monétisation ou encore la collecte d’informations. Le tout saupoudré d’une dose de plaisir afin de capter le joueur. Avec pour ambition ultime d’effacer la frontière entre jeux vidéo et réalité. Comme dans le deuxième épisode de la première saison de la série d’anticipation Black Mirror: «L’intrigue se déroule dans une société engloutie par la technologie où le héros vit dans une chambre-cellule couverte d’écrans diffusant des publicités, rappellent les auteurs de l’étude. Les journées du héros consistent à pédaler sur un vélo en salle pour accumuler des crédits, crédits pouvant par la suite être utilisés pour se nourrir, participer à des loisirs limités et définis ou encore bloquer la diffusion des messages publicitaires.» L’exemple ultime de gamification immersive. Sans aller aussi loin, certaines marques de luxe ont compris que la gamification est cruciale online, mais aussi offline. C’est le cas de la maison de haute-couture Chanel qui, en 2018, a imaginé un Coco Game Center au cœur de Tokyo. Une salle d’arcade destinée à promouvoir le nouveau rouge à lèvres Coco Lip Blush. Au menu, des cadeaux, des rendez-vous avec des experts en cosmétique et des jeux originaux. Une première apparemment concluante puisque la maison a réitéré l’expérience au sein du grand magasin Holf Renfrew à Toronto, mais aussi à Singapour, Hong Kong ou Chengdu.  

Le ranking est l’un des principaux ressorts de la gamification. (Unsplash)

Coup de jeune

La vocation de la gamification consiste donc aussi à dépoussiérer l’expérience client en boutique. Gwendoline Berthier confirme: «Les canaux de communication et d’achat classiques sont très souvent perçus comme ennuyeux par les clients, trop axés sur l’aspect transactionnel et pas assez sur ceux expérientiel et affectif. La gamification permet de réenchanter les clients en rendant ludiques les interactions et l’acte d’achat; sans oublier l’attrait du gain et l’aspect compétition.» Un coup de jeune qui estompe également la réputation d’inaccessibilité du secteur du luxe. Louis Vuitton l’a bien compris. Le malletier français a annoncé au début de cette année une nouvelle collection capsule inspirée du célèbre jeu League of Legends. Au programme, des sacs, des souliers, des robes ou encore des tee-shirts. Ce partenariat avec l’éditeur du jeu Riot Games ne cesse de prendre de l’importance. Louis Vuitton avait déjà réalisé une malle sur-mesure abritant le trophée décerné aux champions du monde 2019. La finale avait réuni la bagatelle de 44 millions de spectateurs dans le monde et 15'000 personnes dans la salle de Paris Bercy. On comprend aisément l’intérêt pour la marque d’être visible auprès de cette audience jeune et urbaine. Autre démarche ludique initiée par le malletier, l’application pour smartphone Lucky Vibes qui se présente comme «un jeu de divertissement sur smartphone mêlant musique et dextérité, et une proposition radicalement décalée pour une institution culturelle.» Les quatre niveaux permettent de découvrir la Fondation Louis Vuitton. Un survol en montgolfière constellé d’anecdotes liées au bâtiment et à son histoire. Autre marque qui utilise pleinement la gamification: Gucci. La maison italienne s’est associée à la startup californienne Genies pour offrir un service unique: matérialiser son avatar en 3D pour l’utiliser ensuite sur divers services de messagerie comme Whatsapp ou Facebook Messenger. Une personnalisation qui se retrouve dans le Photo Booth disponible sur l’application de Gucci. Un outil à selfie intégrant des patchs virtuels rappelant l’esprit de Gucci. De l’abeille au cœur en passant par les couronnes.

L’avenir augmenté

Une stratégie qui ne concerne pas uniquement les marques de luxe démocratisées. La maison Hermès a également fait le choix d’une application. Si elle n’est aujourd’hui plus disponible, H-pitchhh, c’était son nom, permettait de lancer des fers à cheval sur une cible. Au fil de l’avancée du joueur, ce dernier pouvait ensuite débloquer des mondes virtuels inspirés de la marque. Mais le luxe ne se contente plus de ces concepts relativement sommaires. Demain, la réalité augmentée devrait offrir des horizons créatifs encore insoupçonnés. Certaines expérimentations sont déjà menées. Comme Jimmy Choo qui a proposé une chasse au trésor dans les rues de Londres en s’appuyant sur les réseaux sociaux. Après avoir trouvé différents points dans la ville, le joueur accède à un lieu secret où l’attend une belle récompense. Une formule simple qui a su séduire de nombreux internautes. Et si la simplicité était la clé d’une gamification réussie? Charlotte Michalska, Thierry Delecolle et Gachoucha Kretz, en sont convaincus: «Dans cette course en avant, la simplicité est peut-être l’ingrédient le plus important pour une recette parfaite, à laquelle il faut ajouter un rapport équilibré entre expérience utilisateur et rétribution de celui-ci.» Un rapport qui se nourrira prochainement des nouvelles réalités. Ces dernières contiennent les promesses d’un marketing expérientiel innovant. A condition qu’il soit utilisé à bon escient, en évitant notamment l’écueil d’une trop grande démocratisation de l’univers d’une marque. 

Le phénomène du confinement

Lancé le 20 mars, en plein confinement, par l’éditeur japonais Nintendo, Animal Crossing est devenu le nouveau terrain de jeu des amateurs de mode. Selon une étude réalisée par l’agence de conseils SuperData, le jeu se serait déjà écoulé à plus de cinq millions d’exemplaires. Il offre notamment la possibilité de personnaliser les tenues portées par ces avatars virtuels. Pas étonnant dès lors que les griffes de luxe s’y intéressent de très près. De Marc Jacobs à Louis Vuitton en passant par Alexander McQueen ou Valentino. Sans oublier Kevin Germanier, créateur de la marque éponyme: «Durant le confinement, j’ai souhaité mettre à disposition mes vêtements gratuitement et offrir le luxe à une plus large audience. Les retombées ont été fantastiques! Le monde digital et les jeux vidéo touchent tout le monde à la même échelle, et c’est très important.»

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