Stratégie

L’avenir de la mode: visions croisées entre Central Saint Martins et la HEAD

Morgane Nyfeler

By Morgane Nyfeler17 janvier 2023

Fabio Piras et Lutz Huelle, respectivement directeurs des masters en mode de Central Saint Martins et de la HEAD, évoquent l’importance d’un enseignement ancré dans son temps.

Le Défilé HEAD 2021 a présenté 23 collections de Bachelor et 10 collections de Master proposant de la mode, du bijou et de l'accessoire (HEAD - Genève)

Amis depuis leurs études universitaires, Fabio Piras (directeur du MA Fashion de la Central Saint Martins) et Lutz Huelle (directeur du master en mode de la HEAD) se sont retrouvés, le temps d’une conversation croisée, à échanger leurs points de vue sur la mode, la manière de l’enseigner et le contexte environnemental et sociétal dans lequel évolue le secteur. Ils racontent leur parcours, leur engagement et ceux de leurs étudiants envers la création, le respect des perspectives artistiques.

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Comment avez-vous vécu vos études à Central Saint Martins et qu’est-ce qui a changé depuis?

Fabio Piras, directeur du MA Fashion de la Central Saint Martins (DR)

Fabio Piras: Il y a des choses fondamentales qui n’ont pas changé, comme l’engagement envers son art, son métier et son propre point de vue, qui demeurent des attentes des étudiants. Mais la manière et le contexte dans lequel nous les exprimons ont beaucoup changé.

Lutz Huelle: Je ne connaissais pas vraiment la HEAD avant de commencer à y travailler. C’est une école relativement jeune, qui existe depuis vingt ans, il est donc difficile de comparer. Central Saint Martins a complètement changé ma vie, ce fut une expérience précieuse, hors norme, avec une culture très claire et profonde. À la fin de mes études, j’étais devenu une autre personne.

Lutz Huelle, directeur du master en mode de la HEAD (DR)

FP: J’ai choisi d’étudier à Londres, car à mon époque, aucune école comparable à la HEAD n’existait encore à Genève. Lorsque je suis entré à la Central Saint Martins, en tant qu’étudiant, j’ai réalisé que tout un monde de possibilités s’offrait à moi. Aujourd’hui, savoir que cette même opportunité existe à Genève, dans la ville où j’ai grandi, est incroyable.

LH: Oui. Ce qui est formidable avec les écoles de mode, c’est que vous y rencontrez une variété de personnes qui ne pourraient pas forcément s’intégrer ailleurs. J’ai grandi dans une très petite ville en Allemagne ; Fabio et moi venons tous deux d’un environnement assez restrictif et conservateur. Le rôle d’une école de mode y est très important, car elle permet de conforter certains dans ce sentiment que la vie peut être plus riche que ce que la société attend d’eux. Tous les aspects qui me donnaient l’impression d’être à l’écart de la société sont soudainement devenus un atout.

Quels sont les nouveaux sujets que vous enseignez?

FP: La base et l’esprit des cours restent les mêmes, mais l’expression créative évolue. Nous vivons aujourd’hui des changements fascinants et notre défi, en tant que professeur, n’est pas seulement de les théoriser, mais de les mettre en pratique d’une manière qui soit significative, utile, poétique et qui permette d’y répondre de manière très personnelle. Il est donc évident que le changement climatique, la discrimination raciale, la diversité, la sauvegarde de l’artisanat, tout comme le numérique, sont des questions beaucoup plus urgentes. Tout cela doit fonctionner ensemble et faire partie du processus éducatif, créatif, expérimental et libérateur.

LH: J’ai vu des étudiants se découvrir et comprendre comment changer le monde. Cela signifie bien plus qu’être un créateur de mode. Cette industrie offre tant de possibilités aujourd’hui. Aller travailler dans une maison à Paris ou créer sa propre entreprise n’est que la partie émergée de l’iceberg. Les jeunes diplômés ont un plan de ce qu’ils veulent faire lorsqu’ils quittent cette incroyable bulle qu’est l’école de mode ; ils sont préparés à tout ce qui les attend, parce que le monde réel est un véritable choc.

La collection de Tennessy Thoreson "Quand je serai grand, je veut devenir une Superhéroïne", qui a remporté le Prix Bachelor Bongénie au défilé de la HEAD 2021 (HEAD - Genève)

Comment aidez-vous les étudiants à entrer dans l’industrie et à se préparer au monde réel?

FP: Nous mettons les étudiants en situation pour qu’ils agissent et fournissent un travail professionnel. Une fois lancés dans la vie active, leur niveau de confiance est très élevé et leur façon de s’exprimer très précise. C’est gratifiant pour nous de constater que notre manière de communiquer a eu un impact. La véritable préparation réside cependant dans la compréhension de qui ils sont, et dans l’importance de se concentrer là-dessus, même si cela implique de prendre des risques importants. C’est en faisant des erreurs que l’on fait sa propre expérience. C’est difficile, mais c’est aussi plus gratifiant.

LH: Il est également important de réaliser qu’il ne s’agit pas uniquement de talent individuel, mais d’expériences acquises en équipe. Nous avons mis en place un projet de studio où les étudiants doivent travailler ensemble comme dans une entreprise. De nombreux professionnels du secteur viennent nous parler de leurs expériences de manière très concrète, ce qui donne un aspect réaliste à la formation. Ils doivent également effectuer un stage dans le secteur de leur choix, qui ne doit pas nécessairement se dérouler dans une grande maison de mode à Paris, c’est très ouvert. Il est juste important que tout reste bien concret et réel.

Quels sont les options de carrière et les défis après l’école d’art?

LH: Comparé à notre génération où seule une poignée de personnes réussissait, je pense qu’il est beaucoup plus facile aujourd’hui de se faire connaître grâce aux médias sociaux et à internet. Vous pouvez être visible, vous pouvez communiquer et trouver votre propre public.

FP: Je ne sais pas si c’est plus facile, mais aujourd’hui plus que jamais, nous encourageons les étudiants à créer leur propre entreprise. Ils doivent être en mesure d’exprimer leur talent et leur ego de manière positive. Les crises que nous traversons incitent à élaborer des projets qui proposent de nouvelles solutions.

Quels sont les talents que vous avez vus s’épanouir après cette formation?

La collection de Nensi Dojaka présentée à la Central Saint Martins Fashion Week en 2019 (DR)

FB: Il y a des talents que tout le monde reconnaît, comme Nensi Dojaka, qui, malgré ses difficultés à suivre le processus d’étude, a terminé avec un niveau incroyable de compétence et de succès. Kazna Asker, diplômée en février 2022, travaille avec la communauté yéménite et sur les droits des femmes dans le monde islamique. Elle a remporté le Debut Talent Award au Fashion Trust Arabia et c’est un énorme succès dont je suis très fier.

LH: La mode mène à des chemins très différents. Le plus grand succès d’un cours de mode se mesure à la façon dont les diplômés trouvent leur place et ont une vie et une carrière intéressantes, tout en apportant quelque chose au secteur.

Faut-il une formation en mode pour réussir dans le secteur?

LH: Pour ma part, l’école de mode m’a complètement changé. Elle m’a donné l’assurance et la confiance en moi dont je manquais. J’avais l’impression de pouvoir conquérir le monde, et cela a été bénéfique pour ma carrière; raison pour laquelle je suis très lié à l’éducation.

FP: Les études de mode vous donnent l’occasion de vous replacer dans un contexte et vous donnent la confiance nécessaire pour affronter vos erreurs. Si vous n’avez pas cette opportunité, vous pouvez tout à fait vous lancer dans la mode, à condition d’avoir un point de vue fort. Nous ne créons pas le succès dans les écoles de mode, nous créons des expériences, des dialogues qui doivent ensuite être intégrés dans la pratique.

Quel est le meilleur conseil que vous donnez à vos étudiants?

FP: Ayez confiance en qui vous êtes, en vos valeurs et en vos capacités. Soyez courageux, prenez des risques et écoutez les gens, même si vous n’êtes pas d’accord, car cela vous aidera. Je déteste les critiques, encore aujourd’hui, mais je réagis à ce qui a été dit parce que je sais qu’un point faible a été touché.  

LH: Je leur dis toujours de trouver leur propre façon d’exister dans ce monde, de suivre leur intuition, avec confiance.

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