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«Trop peu de marques de luxe en Suisse ont agi en première ligne, c’est choquant»

Cristina D’Agostino

By Cristina D’Agostino02 juillet 2020

Engagé sur tous les fronts contre le coronavirus pendant la pandémie, Jean-Christophe Babin, CEO de Bulgari explique sa politique sociale et environnementale à venir et répond aux critiques sur sa surmédiatisation en temps de crise.

Savoir-faire et le faire savoir. En temps de crise, Jean-Christophe Babin, patron de la marque Bulgari depuis sept ans, ne déroge pas à la règle. Fabrication de gel hydroalcoolique, don de microscope, activation d’un fond antivirus, ses engagements divers et variés targués par certains de trop visibles, n’ont pas entamé sa motivation sur le front du mécénat, ni sa ligne sur le terrain des affaires. Il annonce en primeur la création d’un nouvel hôtel Bulgari à Rome, pour un investissement de 100 à 150 millions de francs. Entretien.

Jean-Christophe Babin, CEO de Bulgari depuis sept ans (DR)

Vous avez récemment tenu une conférence digitale sur la politique sociale et environnementale de Bulgari et annoncé le «Virus free fund». Pouvez-vous nous en dire plus et à quelle hauteur ces fonds se montent-ils?

La portée de l’impact du Covid-19 sur la société est sans précédent. L’implication précoce de Bulgari, dès le mois de février, dans ses efforts collectifs pour endiguer l’épidémie est partie d’une information reçue de notre équipe chinoise, dès le début de l’année. Étonnamment, alors que personne n’en parlait vraiment en Europe à ce moment-là, nous avons débuté une observation sérieuse de la situation. Nous avons pris contact avec l’institut de recherche Spallanzani à Rome, qui nous a confirmé travailler sur les cellules du Covid. Notre action a débuté par la donation d’un microscope 3D qui leur faisait défaut. Bien sûr, l’Etat italien aurait pu le leur fournir, mais au prix de longues démarches administratives. Nous avons pu agir immédiatement. Au fil de nos échanges, nous avons compris l’urgence de passer à la deuxième étape: la conversion de notre manufacture de parfum en production de gel hydroalcoolique, que nous avons d’abord proposé au ministère italien de la santé afin protéger le personnel de santé et ensuite nous l’avons étendue aux cantons suisses, en commençant par Neuchâtel, pour finir par l’Angleterre.

A quel degré vous êtes-vous personnellement impliqué?

J’ai pris mon téléphone, et j’ai appelé le ministre de la santé italien, puis son homologue anglais, le secrétaire d’état à la santé Matthew Hancock, l’équivalent de notre conseiller fédéral Alain Berset, à qui j’ai proactivement proposé nos donations. Cela représente 600'000 flacons de poche. Cette initiative nous a progressivement rapproché du monde scientifique. Et nous a permis de comprendre une chose : notre action «Save the children» mise en place depuis longtemps sur l’éducation, ne peut pas être réellement cohérente sans d’abord et aussi agir sur la santé.

Continuez-vous à produire les gels pour d’autres continents toujours dans le besoin, comme l’Afrique?

Non, la production a été arrêtée car la pénurie en Europe a été réglée. Quant à la distribution en Afrique, le continent étant fragmenté au niveau législatif, cela est beaucoup plus compliqué qu’une législation européenne unique sur les produits sanitaires.

Combien cette production a-t-elle coûté à Bulgari?

Tous les efforts de Bulgari concernant le Covid ont coûté plusieurs millions d’euros, à un moment où les rentrées d’argent étaient minimes, puisque tous les marchés étaient fermés. En tant que société privée dans le luxe, notre contribution est de loin la plus importante, dans un même ordre de grandeur que le groupe LVMH dans son entier. Dior a couvert la France et Bulgari a couvert l’Italie, la Suisse et l’Angleterre. J’ai décidé de le faire, seul, et d’en informer le groupe, à posteriori.

Vous avez beaucoup occupé la scène médiatique avec diverses prises de parole pendant la pandémie. Certains ont crié à la récupération. Que répondez-vous?

Quand on parle de problèmes aussi graves que le covid, la question n’est pas tant de récupérer ou pas la situation, mais «d’y aller ou ne pas y aller». C’est assez facile de critiquer, alors qu’aucune société dans le luxe en Suisse n’a agi…

Certaines ont agi sans le communiquer…

Peut-être simplement parce que leur effort était minime…Il faut dire la vérité! Je ne connais pas une société suisse - pourtant elles ont du poids - qui a dépensé des millions, je le répète, des millions pour lutter contre le Covid. C’est très choquant! Chez Bulgari, société italo-suisse, nous avons vécu l’inverse, sur sol italien. Pratiquement toutes les sociétés italiennes du luxe ont participé à l’effort national, en première ligne. De Ferrari avec ses respirateurs, à Gucci en produisant des masques, ou Zegna avec ses blouses, toutes ont nourri l’effort collectif, alors que la situation financière était difficile. Ce fut un grand moment d’unité nationale. Cela a manqué à la Suisse… A ceux qui critique, je réponds : «qu’avez-vous fait?» Dans 99% des cas, rien ou alors un petit chèque, facile, sans prendre de risque. Je rappelle que notre usine est basée à Crema, l’épicentre de l’épidémie et tous les jours, une soixantaine de collaborateurs sont partis y produire du gel, en première ligne. C’est un engagement et du mécénat authentique, qui implique une masse salariale importante. Je rappelle pour l’exemple que nous avons eu 500 collaborateurs Bulgari sur 5000 qui sont partis dans des camps de réfugiés dans le cadre de notre action «Save the Children». Ils ne sont pas allés faire du tourisme.

Est-ce un engagement à long terme?

Oui, même si nous avons compris que le Covid n’allait pas être le seul souci. L’antivirus universel est un idéal que nous souhaitons soutenir. J’ai appelé l’université d’Oxford, au même titre que la Rockefeller University et l’institut Spallanzani, afin de proposer le financement d’un fond dédié à la recherche à court terme du vaccin du Covid-19 et de financer des bourses, pour les meilleurs étudiants d’Oxford et de Rockfeller, jusqu’au niveau PhD. Ces quelques millions d’euros, couplés aux cent millions dédiés depuis quelques années à «Save the Children», sont des chiffres importants et représentent des engagements sur plusieurs années.

Mais il y a un autre engagement, qui peut lui aussi profiter à une économie durement touchée. C’est une première que j’annonce aujourd’hui: Bulgari vient de signer l’ouverture d’ici 2022 d’un nouvel hôtel Bulgari à Rome, dans la ville éternelle, d’une importance capitale pour la marque. Rome a besoin de mécénat, mais aussi de grands projets qui peuvent relancer l’économie. Cet investissement de 100 et 150 millions d’euros dans un site historique, sur la place Augusto Imperatore, permettra d’offrir à la ville un des plus beaux fleurons de l’hôtellerie de luxe. L’architecture sera confiée au bureau italien Antonio Citterio et Patricia Viel. L’édifice appartient à la société Edizione Property, mais le contrat est à très long terme.

Le nouvel hôtel Bulgari Roma sera inauguré en 2022, sur la place Augusto Imperatore. Un investissement de 100 à 150 millions d'euros (DR)

Autre investissement, celui-ci sur l’emploi: après la fin des RHT, pensez-vous devoir réduire les postes de travail?

On essaie de tout faire pour que cela n’arrive pas en horlogerie. Dans la joaillerie, l’intégration manufacturière étant plus faible, Bulgari peut activer le levier de ses sous-traitants en fonction des cycles. Ceci dit, nous avons protégé notre réseau de sous-traitants pendant la crise en continuant à les faire travailler, tout en compensant le salaire des employés Bulgari en RHT à un taux de 75% alors qu’en Italie l’aide ne s’élève, de la part de l’état, qu’à de 35% du salaire en moyenne.

Quelle est la reprise sur les marchés?

En Europe du nord, le niveau est pratiquement revenu à celui d’il y a un an, alors que les pays du sud, plus touristiques, sont nettement plus impactés. En Chine, la croissance est à trois chiffres en juin par rapport à juin 2019. C’est notre record historique, mais il faut évidemment le mettre en perspective des achats que les Chinois ne font plus à l’étranger, mais sur leur marché domestique.

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