Voyage & Bien-être

Thierry Wasser, directeur de la création des parfums Guerlain: «En parfumerie, ma désinvolture m’a sauvé»

Cristina D’Agostino

By Cristina D’Agostino16 juillet 2024

Depuis 2008, Thierry Wasser poursuit l’héritage de Jean-Paul Guerlain. Auteur de très grands succès comme la Petite Robe Noire, le Suisse était de passage à Lausanne pour l’inauguration du spa Guerlain du Beau-Rivage Palace. Il raconte l’évolution du métier de parfumeur, la compétition féroce qui s’y joue et sa passion pour dénicher des producteurs de matières premières, partout dans le monde.

Thierry Wasser, directeur de la création des parfums Guerlain depuis 2008, parcourt le monde à la recherche des plus belles matières premières. Unique à la marque, la production des 120 parfums est interne, tout comme les fragrances des produits cosmétiques (DR)

Ce jour de printemps, rendez-vous était donné au Beau-Rivage Palace de Lausanne, alors que l’établissement célébrait l’entrée de la marque Guerlain sur le catalogue des soins de l’espace bien-être de l’hôtel. Thierry Wasser arrive en trombe, la mine réjouie, un verre de chasselas à la main, visiblement ravi de se retrouver en terres vaudoises. D’un bonjour, il fait chanter avec délice son accent qui sied à ceux qui sont nés dans la région. Directeur de la création des parfums Guerlain depuis 2008, héritier de l’immense savoir de Jean-Paul Guerlain, c’est pourtant très loin des grands boulevards parisiens que Thierry Wasser façonne ses premières expériences olfactives, en pleine nature, sur les hauts de Montreux, terre helvétique de son enfance. Celui qui aujourd’hui poursuit l’héritage de la maison a été choisi hors du cercle familial. Passionné, curieux, son profil atypique fait de lui un voyageur des sens, un sculpteur des émotions. Sa connaissance encyclopédique des essences, mêlée à un vrai plaisir de retrouver dès que possible les cultivateurs et artisans qui donnent vie aux précieuses matières premières, font de Thierry Wasser un maître parfumeur à part. Auteur de très grands succès comme Idylle, Shalimar Initial, La Petite Robe Noire et bien d’autres, rien ne l’intéresse plus que de quitter son costume trois pièces pour un bleu de travail, au contact de la terre, des fleurs et des bois rares. Rencontre avec un esprit libre.

Thierry Wasser a vécu son enfance sur les hauts de Montreux, en Suisse. Il est aujourd'hui l'héritier du savoir de Jean-Paul Guerlain (DR)

Quelle est la particularité du métier de parfumeur chez Guerlain?

Il est multiple et très différent de ce qui peut se trouver ailleurs, puisque la production des 120 parfums est interne, tout comme les fragrances des produits cosmétiques. Cela nécessite la gestion de l’entier de la chaîne de valeur, de l’achat des matières premières à la création des formules, jusqu’à la production. Je passe un tiers de mon temps annuel à voyager et à acheter des matières en direct, comme le faisait déjà Jean-Paul Guerlain avant moi. Je ne fais que poursuivre son œuvre. Cela reste propre à Guerlain, ou du moins, si d’autres le revendiquent, je ne les croise pas dans les champs et les distilleries d’Inde ou d’ailleurs.

Vous êtes l’héritier de l’immense savoir de Jean-Paul Guerlain. Racontez-nous votre rencontre.

Ce fut une rencontre humaine, une osmose. J’ai eu la chance de voyager avec lui en Tunisie, en 2009, alors qu’il était déjà mal en point. Il y possédait une distillerie de fleurs d’oranger, inactive depuis des années, dans un état de délabrement avancé. Il avait souhaité m’y emmener. Je me souviens encore, le voir, assis sur une chaise dans un coin du jardin, m’observant regarder en détail ce qui pouvait être sauvé. Une larme avait coulé sur sa joue. Je n’oublierai jamais. Dès lors, j’ai commencé à distiller le néroli là-bas, comme un retour à l’histoire de la maison en somme, puisque, dans le temps, la marque inscrivait sur ses étiquettes «Guerlain parfumeur-distillateur». J’ai passé beaucoup de temps dans cette distillerie. Tous les matins, nous allions discuter le prix du jour de la fleur. Le stock pouvait monter jusqu’à 17 tonnes de fleurs. Chaque année, j’y retourne et cela me passionne. Tout comme mes voyages au Vietnam pour l’oud. Il y a, pour chaque distillerie, chaque fournisseur, un rapport humain très fraternel que j’ai construit. Quant à la création, j’en partage les rênes avec Delphine Jelk, une femme de très grand talent, suisse également, que je suis heureux d’avoir engagée. Lorsque nous sentons des matières premières, notre vocabulaire, ainsi que nos réactions sont les mêmes. Cette alchimie est rare.

Depuis ce printemps, le spa du Beau-Rivage Palace de Lausanne, en Suisse, propose des soins Guerlain. Pour le visage ou pour le corps, ils sont délivrés dans un protocole précis mis au point par la maison Guerlain. Tous(tes) les expert(e)s du spa ont été formé(e)s par la marque. Certains soins signatures comme "l'éclat Riviera" ou le "ballet sur le Lac Léman" ont été créé sur-mesure (DR)

Cette confraternité est-elle donc rare dans le métier?

Oui. La compétition entre nez y est féroce, au sein des maisons, comme entre grands producteurs. La collaboration se réduit souvent à un millefeuille d’égos difficile à gérer. Heureusement de belles rencontres existent. Annick Ménardo, parfumeure aujourd’hui à son compte en est une. J’ai créé beaucoup de parfums avec elle, lorsque nous étions tous les deux chez Firmenich. Nous étions réellement en union créative.

Qu’est-ce qui génère cette union sacrée?

Difficile de répondre, mais dans cette précise collaboration avec Annick Ménardo, ce serait notre complémentarité. Elle réfléchissait trop et moi pas assez. Elle n’arrivait pas à finir un parfum, à trop intellectualiser, elle n’avait pas la désinvolture nécessaire. Moi je l’avais. Nous formions un duo de choc. La légèreté, la désinvolture est un point important. C’est ce qui m’a sauvé. C’est d’ailleurs ce que Monsieur Hadorne, directeur de la parfumerie chez Givaudan, avait décelé en moi, très jeune. J’ai passé le test avec désinvolture, en mettant des mots sur des odeurs, comme rare pouvaient le faire. Je n’avais pourtant rien reconnu. Je n’avais pas de diplôme, tout juste un CAP de droguiste. Cette désinvolture est une forme de confiance.

Qu’est-ce qui fait le succès de votre travail?

Une édition spéciale du parfum Habit Rouge créé par Jean-Paul Guerlain (DR)

Avoir des partenaires dans le monde qui produisent les plus belles matières premières, et qui ne mettent pas l’usine en rupture. La création est aujourd’hui moins mon pré carré, Delphine Jelk est là pour ça. Il faut un contexte pour créer. Le métier a changé, sans que je puisse vraiment le définir. C’est certainement dû à mon évolution. Je ne suis pas attaché à mes créations. Je ne porte d’ailleurs pas un de mes parfums, mais celui que Jean-Paul Guerlain a créé en 1965: Habit Rouge. Je l’ai toujours dans ma poche, depuis que je suis petit. Je suis heureux lorsque je suis dans les plantations, libre, au contact des producteurs, de la terre, de l’artisanat. J’écoute, je réfléchis, j’essaie d’apporter des solutions adéquates afin que le magnifique produit puisse se cultiver. Il faut une fraternité pour comprendre l’autre. Je regrette que les normes deviennent aujourd’hui trop contraignantes, souvent éloignées de la réalité de terrain. Mon rôle est de mettre de l’humanité dans les procédés. Il faut avoir le respect du travail, de la main-d’œuvre, si l’on veut faire du développement durable. Je suis donc inflationniste, il y a un prix pour tout et l’excellence l’exige.  

Peut-on rationaliser la création?

Le sujet est de sentir une odeur qui vous transporte dans l’espace et dans le temps. L’olfactif est lié à l’émotionnel.  L’expérience de sentir ne peut être rationalisée, elle est à vivre. Il n’y a pas de règle pour construire un parfum. Alberto Morillas m’a dit un jour, en parlant de création olfactive: «Arrête de penser et mélange les couleurs!» Il n’y a pas de règle en parfumerie, il y a une esthétique. Le parfum doit séduire, et personne ne peut dire s’il est bon ou mauvais. Rester dans l’émotionnel est une mise à nu; cela peut faire peur. Les listes d’ingrédients permettent de rationaliser le processus, et de se protéger derrière… La création n’est pas scientifique, n’a pas de règles. Les matières premières sont autant de mots que l’on apprend, comme un vocabulaire. Ensuite, l’idée est de raconter une histoire grâce à eux. Le seul problème, c’est qu’il n’y a pas de grammaire. Il faut donc assembler des mots, jusqu’à trouver un sens. Cependant, certains peuvent vous plaire plus que d’autres, c’est ce qui donne un style.

Quels sont vos «mots» préférés?

Cela dépend. Il fut un temps où c’était la rose. Aujourd’hui, par exemple, ce serait le cuir, la bergamote et la vanille, pour le contraste de clair-obscur que cette association peut offrir. Je ne me pose pas la question. Cela vient en fonction d’une envie de s’exprimer ou de rester silencieux. La vie est une création. Si l’on est à l’aise avec soi-même, si on aime qui on est, alors on peut aimer autrui. C’est la base même de ce que fait Guerlain: la beauté est d’abord pour soi. Ensuite seulement, on peut en donner. Ce que renferme un flacon est beaucoup plus grand. Celui qui crée le parfum, le chef d’orchestre n’est pas très important. C’est l’expérience, et l’émotion que l’on vit grâce à elle, qui compte. Et Guerlain en est l’orchestre philharmonique.

Les protocoles sont adaptés au besoin du client et permettent, grâce à une gestuelle unique, de délivrer une haute efficacité du massage et du soin. Ici, une des cabines soins du Beau-Rivage Palace, à Lausanne (D)

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