Durabilité

«Lorsqu’une marque de luxe se revendique neutre en carbone, c’est un abus de langage»

Le greenwashing est encore très présent dans les éléments de langage des maisons de luxe. Clémence Lacharme, manager responsable de la pratique luxe retail au sein de Carbone4, le cabinet de conseil spécialisé codirigé par Jean-Marc Jancovici, répond clairement sur les avancées encore à mener.

La difficulté principale est de faire comprendre aux entreprises que les ressources sont limitées. Il faut penser à la recyclabilité et à la réutilisation (Shutterstock)

Le cabinet de conseil Carbone4, codirigé par l’ultra médiatique Jean-Marc Jancovici – dont l’ouvrage, illustré par Christophe Blain Le Monde sans Fin s’est vendu à plus de 500 000 exemplaires dans le monde –, Alain Grandjean et Laurent More, est devenu en quelques années l’interlocuteur incontournable pour mieux comprendre vers quoi le monde doit se préparer en termes de catastrophes climatique et énergétique.

Clémence Lacharme, manager chez Carbone4, responsable de la pratique luxe retail (DR)

L’industrie du luxe, portée par son secteur mode et maroquinerie, mais également par celui de la cosmétique, du tourisme, de l’hôtellerie, de l’automobile et du yachting — est également dans le viseur de tous ceux qui souhaitent une plus grande conscience des enjeux climatiques. Sur ce point, Carbone4 intègre une division spéciale luxe retail. Les besoins sont nombreux. Si les spécialistes du cabinet accompagnent des acteurs du luxe sur la mesure de leurs émissions et la manière de calculer l’empreinte carbone sur toute la chaine de valeur – des magasins aux bureaux, mais également sur les émissions en lien avec les matières premières, l’approvisionnement, le transport, l’envoi des colis, l’entretien des produits –, ils ne le font désormais que dans un objectif qui valorise l’impact.

En priorité, la demande des entreprises du luxe porte sur la définition d’objectifs de réduction des émissions Science based, c’est-à-dire fondés sur des scénarios climatiques officiels issus de l’agence internationale de l’énergie. Pour tous les secteurs d’activité, dont le luxe, Carbone4 s’emploie à calculer ces objectifs, et définir quelles actions mettre en place pour les atteindre. Dans l’éventail des actions disponibles, trois axes sont prioritaires: la sobriété – produire moins ou ne plus utiliser certaines ressources –, l’efficacité – produire un composant similaire, mais avec moins de matière ou d’énergie –, et la substitution – utiliser une ressource ou une énergie moins carbonée.

Une entreprise ne peut pas prétendre à la neutralité carbone mais peut contribuer à la neutralité globale (Shutterstock)

Le deuxième impératif des entreprises du luxe aujourd’hui est d’être accompagnées dans une juste définition de leur contribution à la neutralité carbone.  Le cabinet Carbone 4 défend une méthode exigeante et responsable de la recherche de «neutralité», qui évite le financement de forêts à l’autre bout de la terre, mais qui fait pleinement sens pour l’activité concernée.

Le troisième point essentiel, c’est l’analyse des potentielles pénuries de matières premières, dont le pétrole, et les problèmes d’approvisionnement, dans cinquante ans, vu l’évolution des risques physiques.

Pour mieux comprendre ces enjeux, Clémence Lacharme, manager au sein du cabinet Carbone 4, responsable de la pratique luxe retail depuis huit ans et spécialisée des secteurs luxe et finance, répond aux questions de Luxury Tribune.

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Est-ce que le luxe est durable?

Il y a une différence entre le luxe confidentiel, rare, très peu fabriqué et le luxe accessible à tous, les parfums, la beauté, où on retrouve des caractéristiques de la grande distribution. Ce dernier ne doit pas disparaître, mais être raisonné du point de vue des consommateurs et des fabricants. Le luxe confidentiel peut être considéré comme de la fabrication durable, car le produit est fabriqué et transformé localement, avec des matières de haute qualité et a une durée de vie longue. En soi, c’est une forme d’artisanat très haut de gamme qui respecte les principes de durabilité. Du moment qu’on augmente la production et qu’on la massifie pour répondre à une demande mondiale, il peut s’avérer difficile de maintenir le même niveau d’exigence. En tout cas, le luxe joue un rôle essentiel: il véhicule une image pour tout le reste de la consommation et crée les innovations et les matières d’avenir.

Le luxe joue un rôle essentiel, il véhicule une image pour tout le reste de la consommation et crée les innovations et les matières d’avenir. Ici, la collection SS23 Men's Show, de la marque Loewe, où le designer travaille sur le concept de la fusion de l'organique et du manufacturé (Loewe)

Quelle est la problématique majeure que les marques ne veulent pas entendre?

La grande difficulté, c’est de faire comprendre à un groupe de luxe – mais cela vaut pour toutes les entreprises – qu’il faut entrer dans une logique où les ressources sont finies. C’est-à-dire, que l’on ne pourra pas consommer dans vingt ans comme on consomme aujourd’hui. Il faut pousser des réflexions sur la recyclabilité, le réemploi. Sur ce point, la plupart des marques sont en train de l’intégrer. Ce qui est plus difficile, c’est l’idée d’une nécessaire contraction pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, c’est-à-dire, potentiellement acheter moins pour le consommateur, mais mieux.

Quelle évolution voyez-vous à ce système?

Il faudra observer comment le luxe va évoluer d’ici 2050. Le luxe n’a pas toujours été de vendre des rouges à lèvres. Nos modes de consommation sont aussi en train de changer, ce qui est désirable aussi. Peut-être que cela va devoir évoluer vers une forme de consommation différente, moins fondée sur la matérialité, mais plus sur la fonctionnalité, offrir de l’expérience, de l’accompagnement. C’est un travail de prospective de long terme que nous menons à Carbone4 sous le format d’analyse par scénario en projetant la société de 2050 dans une économie bas carbone. 

Certains groupes, à l’image de Kering, s’engagent dans la voie responsable, et mise sur une méthode interne de calcul de l’impact carbone, en open source. Qu’en pensez-vous?

Chaque maison de luxe conserve son savoir-faire et cultive encore beaucoup de secret, il existe des bases de données avec de nombreuses incertitudes, et la majorité du temps non accessibles (Shutterstock)

Oui, c’est l’EP&L de Kering. La méthodologie qu’il utilise reste complexe malgré des efforts de transparence et la base de données qui permet de le traduire en impact physique n’est pas accessible. Il est donc impossible d’utiliser telles quelles les données qu’ils mettent à disposition et certaines entreprises ont fait des erreurs en essayant de s’en inspirer. De façon générale, chaque maison de luxe conserve ses travaux et cultive encore beaucoup le secret. Il faudrait que les acteurs du luxe mettent en commun leurs efforts et leurs ressources, par exemple une base de données des facteurs d’émissions de GES

Avez-vous vos propres bases de données que vous partagez?

Nous avons travaillé avec plusieurs grandes maisons de la place sur ces sujets. Nous leur demandons de collecter des données auprès de leurs fournisseurs et de leurs ateliers. Concernant les matières, la chose est plus complexe, car les zones géographiques d’approvisionnement sont différentes. Pour le cuir ou le cachemire, par exemple, il existe des bases de données, mais avec des incertitudes importantes, car les fournisseurs sont très loin de ces enjeux carbone aujourd’hui. Il y a un travail méticuleux à faire pour aller collecter des données sur chaque étape du processus. Nous défendons l’idée d’ouvrir davantage les bases de données. En France, l’ADEME a commencé ce travail et propose des outils pour les acteurs du secteur pour simuler des facteurs d’émissions en fonction de leur zone de production et de transformation. C’est un vrai outil d’aide à la décision.

Que dites-vous des matières qui se substituent au cuir par exemple, produites uniquement en grande quantité et composées au final de solvants et de colle?

Le plastique est un matériau intéressant à substituer, mais pas nécessairement le cuir, car nous ne connaissons pas bien le cycle de vie des substituts et il faudrait tenir compte également de la durée de vie plus longue des produits en cuir (Shutterstock)

La difficulté sur ces substituts, c’est qu’il n’y a pas toujours eu d’analyse de cycle de vie qui permet de mesurer et de se comparer à un produit et un usage identique. Ce sont des matières intéressantes pour substituer le plastique, mais pas forcément pour le cuir. Le cuir bovin est considéré comme un coproduit. C’est un déchet dans la filière de l’élevage. Une partie des émissions liées à l’animal lui est allouée en fonction de la valeur qu’on accorde à la peau par rapport à sa valeur totale (environ 5%) . Mais il faudrait tenir compte également de la durée de vie plus longue des produits en cuir. Finalement, il est plus intéressant de regarder l’empreinte carbone par usage que par produit.

Que faut-il comprendre lorsque certains annoncent des usines propres et même «carbone négatif»?

C’est un abus de langage de parler de carbone neutre ou carbone négatif, car toute activité économique produit des émissions pour pouvoir fonctionner. Une entreprise ou une usine ne peut pas revendiquer être neutre en carbone. En revanche, elle peut contribuer à la neutralité planétaire. C’est un point important. Les marques de luxe devraient renoncer à dire qu’elles sont neutres en carbone ou carbone négatif, car cela induit les consommateurs en erreur et nuit in fine à leur réputation de sérieux (ndlr. le guide anti greenwashing par l'ADEME). En France, depuis le 1er janvier 2023, il est interdit de mettre en avant un produit ou un service comme étant neutre en carbone sans pouvoir prouver de façon rigoureuse et scientifique la démarche. Or, la plupart du temps, cette démarche se résume à l’achat de crédits carbone pour compenser les émissions. L’urgence pour une entreprise, c’est d’abord de réduire ses émissions. Mais il est quelquefois plus facile d’acheter un crédit même cher, que de mettre en place une stratégie de réduction alignée avec les trajectoires de réduction de 2°C!

De plus, cela manque parfois de cohérence. Il ne sert à rien de financer la régénération de forêts en France ou dans le monde, si à côté de cela vous achetez du cuir au Brésil, où la déforestation est massive.

Quelles sont les actions concrètes de Carbon4?

Depuis quatre ans, Carbone4 a contribué à développer la méthodologie Net Zero Initiative. Nous travaillons avec l’ADEME, mais également les normes comme l’ISO et le GHG Protocol pour pousser un reporting rigoureux des émissions de GES.

Et nous constatons déjà le résultat avec certaines maisons qui communiquent mieux sur leurs émissions. Le secteur du luxe a encore des progrès à faire, et rapidement. Car il est prescripteur pour l’ensemble du secteur de la mode. Il détient une grande responsabilité dans nos modes de consommation dans l’imaginaire, l’exemplarité. Le jour où le luxe s’appropriera les nouveaux codes de la consommation durable, son impact sera majeur sur les consommateurs et les industries.

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