Durabilité

Saumon: gloire et désastre d’une industrie en pleine expansion

Eva Morletto

By Eva Morletto22 décembre 2022

Pour les fêtes, il garde une place de choix. Prisé pour sa chair délicate, le saumon est passé, en deux décennies, de mets luxueux réservé aux grandes occasions à poisson de grande consommation. L’impact lié à ses méthodes de pêche et de production est destructeur pour l’écosystème. Doit-il redevenir un aliment rare et précieux? Décryptage de son impact sur la biodiversité.

En 2021, la consommation de saumon s'est élevée à 30 millions de tonnes (Shutterstock)

Selon les données fournies par la plateforme Planetoscope, la production mondiale actuelle du saumon atlantique correspond à 1,2 million de tonnes par an. Cette variété constitue à elle seule plus de 90% du marché du saumon d’élevage, et plus de 50% du marché global du saumon. Et 75% de ces saumons proviennent de la Norvège et du Chili. Rien qu’en France, en quinze ans, le marché du saumon a bondi de 30%. En 2021 sa consommation s’est élevée à près de 30 millions de tonnes.

Mais 2021 a également été synonyme de forte inflation et de hausse des prix. Ceux du saumon ont presque doublé. Les causes sont multiples: une demande qui explose face à une offre qui reste limitée, malgré l’expansion des fermes d’aquaculture, et l’augmentation des coûts des farines animales employées pour la nutrition des saumons d’élevage. Le taux de mortalité élevé et des stocks congelés trop bas ont aussi contribué à la hausse des prix. Une niche réservée au marché du luxe s’est créée à l’intérieur de ce marché devenu de plus en plus vaste et diversifié.

Produit de qualité et savoir-faire artisanal

Des produits exclusifs et des méthodes de fumaison issues d’un savoir-faire artisanal de plus en plus rare et recherché: au sein du marché toujours plus démocratisé du saumon, une niche de producteurs dans le monde se concentre sur la production du saumon sauvage et un procédé de fumage exécuté selon les règles de l’art. Le marché du saumon « de luxe » appartient à ceux qui ont fait le choix des méthodes artisanales.

La pêche au saumon d'élevage en Norvège (Shutterstock)

Dans le monde du luxe, le saumon sauvage est nettement plus privilégié que le produit d’élevage, en particulier certaines espèces comme le Chinook, appelé aussi king salmon. Ce poisson coûte en moyenne 45 euros le kilo. Il est pêché principalement dans le Pacifique Nord, le long des côtes du Canada et de l’Alaska. Il est apprécié pour sa saveur délicate et sa chair rouge et moelleuse. Ce saumon imposant peut atteindre 18 kilos.

La maison Petrossian, quant à elle, privilégie le saumon sauvage de la mer Baltique, pêché près des côtes polonaises. Il se nourrit de petits poissons blancs qui donnent à sa chair un gout unique. Il est salé à la main et fumé traditionnellement au bois de hêtre. Le saumon de la Baltique a fait l’objet d’une stricte réglementation depuis qu’en 2007 des cas de pollution aux produits chimiques industriels ont nui à l’image de la mer du Nord. Chez Petrossian, le saumon fumé de la Baltique est vendu à 350 euros le kilo. Près d’Angers, la luxueuse marque possède un atelier, où elle fume le saumon de manière traditionnelle. Il est préparé sur place et livré dans les boutiques parisiennes, à Hong Kong, en Suisse ou à Londres.

Le saumon fumé vendu dans la grande distribution nécessite deux ou trois jours de travail (Shutterstock)

Chaque semaine, entre 18 et 20 tonnes de saumon d’élevage arrivent de Norvège et d’Écosse dans l’atelier. Pendant le mois de décembre, les quantités augmentent considérablement pour atteindre jusqu’à 70 tonnes de poisson à traiter. La qualité du savoir-faire de la maison est le facteur qui détermine son prix. Pour 180 grammes, il faut compter environ 40 euros.

Si le saumon fumé vendu dans la grande distribution nécessite deux ou trois jours de travail, pour un saumon traité à la «méthode Petrossia», il faut jusqu’à dix jours de travail artisanal et manuel, impliquant plus d’une dizaine d’opérations.

Sur le marché de niche du saumon «de luxe», les grands producteurs tels Petrossian ou la maison Barthouil (cette dernière affiche un chiffre d’affaires de 4 millions d’euros avec une production annuelle de 100 tonnes de saumon frais) sont aujourd’hui confrontés à la concurrence de petits ateliers familiaux de plus en plus appréciés. C’est le cas, par exemple, de la Fumerie du Coin, en région parisienne (dans les Yvelines), où huit jours sont nécessaires pour fumer un saumon d’exception, en utilisant du sel de Guérande et un processus d’égouttement de cinq heures pour chaque poisson. L’atelier ne fume qu’une trentaine de saumons par semaine, pour un produit vendu à un peu plus de 90 euros le kilo. L’objectif de la Fumerie du Coin est celui de correspondre aux critères des grands groupes de luxe, avec une production limitée.

Le cas chilien: demande croissante et aberration écologique

Julien Armijo est un physicien qui collabore avec l’International Energy Agency. Il est aujourd’hui expert dans le domaine de la transition énergétique. Franco-Chilien, il se trouvait au Chili lors de la crise du saumon de 2016, une des pires catastrophes naturelles advenues en Amérique du Sud.

Une étrange marée rouge liée à une prolifération hors du commun d’algues toxiques avait envahi les côtes de la Patagonie, atour de l’île de Chiloé: un phénomène inexplicable qui avait mis à terre toute la filière de la pêche dans la région et provoqué des dégâts économiques considérables. La marée rouge avait transformé la mer en cimetière marin. Les pêcheurs avaient protesté pendant des semaines, jusqu’à obtenir du gouvernement présidé alors par Michelle Bachelet des dédommagements.

En 2016, une marée rouge liée à une prolifération hors du commun d’algues toxiques avait envahi les côtes de la Patagonie, atour de l’île de Chiloé. Cela a provoqué la crise du saumon (Shutterstock)

Une première floraison de microalgues tueuses avait provoqué la mort de 40 000 tonnes de saumons d’élevage au printemps 2016, c’était une apocalypse, du jamais-vu

Julien Armijo. physicien

Quelle était la cause de cette invasion d’algues tueuses, capables d’empoisonner des centaines de kilomètres de côte? Si la version officielle fournie par les autorités et par l’Académie des sciences du Chili, commanditée par le gouvernement qualifiait ce phénomène de naturel – l’industrie du saumon ne devait pas être mise en cause – selon Armijo, cette marée rouge est une conséquence directe des activités liées aux fermes de saumons. « Une première floraison de microalgues tueuses avait provoqué la mort de 40 000 tonnes de saumons d’élevage au printemps 2016, c’était une apocalypse, du jamais-vu dans l’histoire de cette industrie, explique Julien Armijo. Les fermes se sont retrouvées démunies, elles ne savaient pas comment faire pour traiter ces poissons morts. Ils n’ont trouvé d’autres solutions que de transporter au large et par bateau les cadavres et les rejeter en mer le long des 140 kilomètres de côte. Cette action, selon mes études sur les courants, a provoqué une poussée encore plus importante d’algues toxiques, car la décomposition des saumons avait fourni au phytoplancton un ultérieur engrais. Les marées rouges sont en effet un phénomène naturel, mais à ces proportions, elles deviennent extrêmement dangereuses; cette crise majeure avait été déclenchée par les activités humaines liées à l’aquaculture. Avec cinq autres chercheurs, nous avons pu contredire les thèses de l’Académie des sciences, dont la position pro-industrie dédouanait les responsables. Nous avons reçu le soutien de la presse chilienne et des organisations environnementales comme Greenpeace. Un véritable mouvement de résistance antisaumon s’est mise en marche. Beaucoup de représentants de peuples indigènes de Patagonie en font partie, directement menacés par l’industrie saumonière. Dans ces fermes, les animaux s’échappent souvent des cages sous-marines. Le saumon d’élevage est une espèce invasive qui décime les autres. Les pêcheurs locaux ne retrouvent plus dans leurs filets les poissons qui faisaient alors partie de leur culture et de leur alimentation traditionnelle.»

Dégâts mondiaux sur la biodiversité

Le Chili, avec ses 6400 kilomètres de côte est le deuxième producteur du monde de saumon d’élevage. Les 99% de la production sont exportés essentiellement aux États-Unis, au Brésil et au Japon. L’industrie du saumon rapporte au pays environ 4,5 milliards de dollars; le poisson gras que l’on retrouve bien souvent sur nos tables à Noël représente, selon les années, la deuxième ou troisième industrie exportatrice du Chili, juste avant ou juste après le bois.

Le saumon sauvage est de meilleure qualité, mais les ressources s’épuisent à cause de la surpêche (Shutterstock)

Si l’industrie du saumon en Europe est plus contrôlée grâce aux lois plus strictes émanant de l’Union européenne et des législations nationales aujourd’hui plus attentives au contexte environnemental – ce qui n’empêche pas les dérapages –, au Chili, la surveillance normative est moins pressante. Des agissements que Juien Armijo qualifie de Far West. «L’industrie du saumon d’élevage est souvent prédatrice. Une ferme aquatique s’implante dans un fiord vierge, puis pollue et altère gravement l’équilibre écologique. Une fois que le dégât est fait, elle s’en va, elle va s’implanter ailleurs, et ce cycle infernal recommence. En général les lieux choisis sont des baies fermées ou des fiords étroits, l’accès à la mer ouverte n’est donc pas immédiat: dans ce contexte, la pollution agit plus rapidement.»

Une ferme aquatique s’implante dans un fiord vierge, puis pollue et altère gravement l’équilibre écologique. Une fois que le dégât est fait, elle s’en va, elle va s’implanter ailleurs, et ce cycle infernal recommence

Juien Armijo, physicien

Les dégâts causés par les fermes aquatiques sont parfois bien cachés: «Vous ne voyez rien à la surface, mais au fond des cages, où des milliers de saumons s’agitent les uns contre les autres, c’est terrible, explique Armijo. Les déchets de l’alimentation des poissons et leurs excréments déposés sur le fond et remués par les courants provoquent ce que l’on appelle une eutrophisation des eaux: ces dernières sont trop riches en azotes, en nitrates, en phosphore, comme si on jetait des tonnes d’engrais dans l’eau de mer. Cela provoque parfois des phénomènes d’anoxie (manque d’oxygène) qui tuent les organismes vivants et ont des impacts dévastateurs sur la biodiversité.»

Ce n’est pas parce que l’on ne voit pas ce qui se passe sous l’eau que la gravité est moindre.

Juien Armijo, physicien

Quelles sont alors les normes, y compris pour la production bio? «Il faut faire extrêmement attention, car parfois les labels et les certifications sont faux. Au Chili, la grande entreprise Nova Austral falsifiait les statistiques de mortalité des saumons. Ils tenaient deux comptabilités distinctes: une pour la communication de l’entreprise et les éventuels contrôles et une pour eux-mêmes. Au-dessus de 15% de mortalité, il est considéré que les conditions sanitaires demandées par les autorités ne sont pas respectées. La ferme a donc falsifié ces données. Il y a eu plusieurs enquêtes dans le monde à ce sujet, appelées Salmon Leaks, en référence aux célèbres WikiLeaks. Il faut prêter attention aussi aux labels «bio»: même si très polluante, l’eutrophisation des eaux est autorisée, car il n’y a pas de produits chimiques de synthèse en jeu, et cela n’empêche donc pas une certification bio de la part des organismes.» 

Quel est alors l’avenir du saumon ? Peut-on encore s’autoriser à en manger ? « Le saumon sauvage est bien meilleur, mais les ressources s’épuisent à cause de la surpêche, du réchauffement climatique et de la pollution des eaux côtières, explique le scientifique. Une solution pourrait être celle de construire des fermes d’élevage en dehors de la mer, pour empêcher que les déchets de l’activité finissent par détruire les écosystèmes environnants. Aujourd’hui, l’impact en mer de ce genre de fermes aquatiques est semblable à celui que l’on aurait si on décidait d’implanter une porcherie industrielle gigantesque au sein d’un parc naturel. Ce n’est pas parce que l’on ne voit pas ce qui se passe sous l’eau que la gravité est moindre.»

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