StratégieGrand angle

Revenge buying: célébrer son propre triomphe

Fabio Bonavita

By Fabio Bonavita15 juin 2020

Toujours cité en temps de crise, rarement expliqué, le phénomène du revenge buying convoque des notions profondes allant de la psychologie à la sociologie. Certains le considèrent comme un rempart à l’angoisse de la mort, d’autres comme une simple gratification consumériste. Explications.

Les malls du monde entier espèrent un retour rapide de la clientèle pour absorber le choc de la pandémie. (Shutterstock)

Rabâché depuis quelques semaines par les oracles du marketing, le revenge buying n’est pas un terme nouveau. Comme le rappelle Apolline Guillot, agrégée de philosophie et étudiante à HEC Paris: «Il est apparu dans les années 1980 pour qualifier la forte demande de produits autrefois refusés aux citoyens chinois, soit à cause de pénuries, soit à cause de restrictions commerciales. Il est de nouveau employé pour désigner le comportement des consommateurs qui, à la sortie du confinement, se ruent dans des boutiques de luxe dès leur réouverture pour dépenser les sommes qu’ils ont été forcés d’économiser.»

Le revenge buying est fondé sur l’angoisse de la mort. C’est une structure anthropologique profonde

Frédéric Monneyron, auteur de «L’Imaginaire du luxe»

Une frénésie consumériste dont les ressorts dépassent largement le simple acte d’achat. Dès lors, une question se pose: quels sont les mécanismes à l’œuvre? Frédéric Monneyron, universitaire et auteur de «L’Imaginaire du luxe», estime qu’il faut les chercher au plus profond de chacun: «Le revenge buying est fondé sur l’angoisse de la mort. C’est une structure anthropologique profonde. Les marques de luxe sont construites sur cette angoisse comme le démontre la hausse de 300% des ventes de la boutique Hermès de New York la semaine après les attentats du 11 septembre en 2001, une hausse similaire des ventes d’Hermès à Tokyo après le tsunami et à Paris après les attentats du Bataclan en 2015. Le luxe est une sorte de valeur refuge et s’accommode bien des crises.» Apolline Guillot complète: «Outre les mécanismes psychologiques qui poussent à consommer compulsivement pour compenser une perte imaginée, on peut isoler plusieurs facteurs anthropologiques et philosophiques qui peuvent pousser à dépenser sans compter après des mois de confinement: la vengeance, le regain d'identité, et le besoin d'expérience collective.»

Célébrer son propre triomphe serait l’un des mécanismes du revenge buying. (Pxhere)

Célébrer son triomphe

Pour Nicolas Chemla, consultant et auteur de «Luxifer, pourquoi le luxe nous possède», la ruée dans les boutiques après une crise permet au consommateur de devenir le héros de sa propre épopée. Tout un programme: «Le luxe n'est pas affaire de morale, mais de frisson, d'hédonisme démesuré, au-delà de l'ordinaire et du commun. Plus que de revanche, je parlerais plutôt de gratification et d'autocélébration: on a survécu, on a tenu le coup, on s'en est sorti, on mérite bien cela. C'est vraiment une des motivations principales de la consommation du luxe: célébrer son propre triomphe.» Avant d’ajouter: «C'est Nietzsche qui le dit, de la manière la plus politiquement incorrecte qui soit: "le luxe est une forme de triomphe permanent sur tous ceux qui sont pauvres, arriérés, impuissants, malades, inassouvis."

Le luxe n'est pas affaire de morale, mais de frisson, d'hédonisme démesuré, au-delà de l'ordinaire et du commun

Nicolas Chemla, consultant et auteur de «Luxifer, pourquoi le luxe nous possède»

C'est une vérité fondamentale dont on trouve les fondements anthropologiques dans le potlatch des Indiens d'Amérique du Nord: ces grands festins concurrentiels où les tribus consumaient littéralement les denrées, dans un contexte de précarité où elles avaient dû batailler dur pour survivre le reste de l'année.» Se précipiter dans une boutique de luxe reviendrait donc à chercher un remède pour soigner ses blessures narcissiques? Lucia Malär, professeure de marketing à l’Université de Berne, nuance: «Les gens veulent contrôler leur vie. Par conséquent, ils réagissent aux événements et aux cognitions qui réduisent le contrôle avec des stratégies compensatoires. L’achat de produits de luxe signalant un statut élevé peut par exemple booster les sensations de pouvoir. Ensuite, il faut aussi rappeler l’évasion en tant que force motrice potentielle. L’acte de consommation et de shopping peut aider à détourner les pensées de la situation actuelle du Covid-19.» Véronique Yang, managing director et partner du Boston consulting Group à Shanghai, reste dubitative: «Pour les marques de luxe, l’essentiel est de se connecter plus profondément avec les consommateurs grâce à des liens qui non seulement tournent autour des produits et des nouveaux lancements, mais qui sont liés à l’objectif de la marque et à son rôle dans la société. Cela doit être durable et donc à l’opposé du revenge buying.»

Danger de la surconsommation

Aussi immédiat qu’éphémère, le revenge buying traine avec lui l’image d’un consumérisme forcené. A l’opposé des notions de durabilité désirées par de plus en plus de clients du luxe. Lucia Malär prévient: «La surconsommation entraînera probablement des pandémies encore plus meurtrières que celle que nous venons de vivre. Dans une perspective de «revenge» durable, les consommateurs pourraient préférer des produits d’occasion plutôt que neufs. Ou opter pour la location au lieu de l’achat.»

L’achat de produits de luxe signalant un statut élevé peut par exemple booster les sensations de pouvoir

Lucia Malär, professeure de marketing à l’Université de Berne et membre du SCLR

Pour Nicolas Chemla, il n’existe aucune contradiction entre la durabilité et le revenge buying: «L’un n’empêche pas l’autre. S’il s’agit d’interdire de se faire plaisir, d’avoir la passion des belles choses et des savoir-faire, le monde d’après attendra. Ce que le coronavirus a montré, c’est que les gens continuent d’avoir soif de plaisir, de rêve, de beauté et de frissons.» Un avis partagé par Frédéric Monneyron: «Le luxe va avec la durabilité, ce peut même en être une définition. Comme le disait Pierre Bergé «Le luxe, c’est quelque chose qui dure». En revanche, l’exigence de durabilité que la pandémie a sans doute intensifiée pourrait marquer le déclin de la fast fashion. Certes, ceux qui, malgré tout, ne pouvaient pas se permettre d’aller chez Louis Vuitton ou Hermès ont aussi envahi Zara. Mais c’était plus une simple frustration d’achats de vêtements qu’un désir de lutter contre le temps et la mort.»

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