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Art et engagement: un dilemme grandissant

Samia Tawil

By Samia Tawil11 janvier 2024

Le milieu de l’art est ébranlé par les séismes géopolitiques actuels. Dès lors, deux postures se distinguent: annuler des expositions par crainte d’éveiller des débats trop houleux ou, à l’inverse, assumer clairement ses positions. Une question demeure pourtant: quel est impact immédiat de ces conflits sur le marché et les expositions?

La peinture The Beautiful Lady Won’t Endure It par l’artiste ukrainien Konstantin Kachanovsky, 2023. Ses fresques murales puissantes résonnent avec la réalité des territoires touchés par les conflits. (DR)

Les différents conflits qui sévissent de par le monde semblent aujourd’hui ternir le milieu de l’art. De nombreuses galeries ont préféré annuler certaines expositions prévues. L’équipe en charge de la nomination du prochain commissaire de l’édition 2027 du Roil Documenta Show de Berlin est allée jusqu’à raccrocher ses gants, dissuadée par l’attention que l’actuelle situation à Gaza polarise et les pressions que celle-ci exerçait sur leur choix. Le licenciement du rédacteur en chef de la revue de référence Artforum a quant à lui secoué le milieu aux Etats-Unis, laissant chez les esprits avertis l’impression amère que l’engagement n’a pas sa place dans l’art à cette échelle-là, et qu’il s’assimilerait plutôt, dans l’esprit des personnes en charge, à de simples rencontres mondaines et transactionnelles qu’il ne faudrait en aucun cas entraver.

Ayman Baalbaki posant dans son studio, devant une version grand format de sa toile Al Moulatham, retirée de la vente qui a eu lieu le 9 novembre dernier chez Christie’s et représentant le visage d’un jeune homme portant un keffieh (edgeofarabia)

Pourtant, l’engagement fait vendre. Ce n’est plus à prouver. Les toiles d’artistes afro-américains vendues à des prix records durant les événements autour du mouvement Black Lives Matter ont très clairement démontré l’attrait d’un art qui fait sens et qui s’inscrit dans l’actualité. Pourtant, Christie’s, qui avait alors été l’une des principales plaques tournantes de ces ventes mirobolantes, préfère cette fois-ci capituler sous la pression, en annulant la vente de deux toiles du fameux artiste libanais Ayman Baalbaki prévue pour le 9 novembre dernier; des toiles où s’illustrent en filigrane, selon les regards, les méandres de la situation palestinienne. Une discrimination dénoncée par l’artiste, qui dissone avec l’engouement des ventes précitées. Peut-être était-il alors plus de bon ton de se positionner ouvertement contre le racisme que d’oser prêter tribune à des œuvres demandant une lecture plus nuancée. Ce retrait n’aura pas empêché ces deux toiles d’être vendues en privé.

Les galeries qui osent: l’Histoire en prophétie

A contrario, d’autres choisissent de prendre le problème à bras-le-corps. À la Kunsthaus de Zurich, la rétrospective de Käthe Kollwitz intitulée Prendre Position a su se faire l’écho d’une urgence qui traverse les temps. Cette sculptrice, graveuse et dessinatrice allemande disparue en 1945 fut la première femme à faire partie de l’académie des arts de Berlin. Menacée d’être déportée durant les dernières années de sa vie, elle ne cessa jamais de résister et de dénoncer, par son art, les conditions de vie des sans-voix. Tout d’abord préoccupée par l’oppression des plus pauvres et les conditions de travail des paysans de l’Entre-deux-guerres, et plus particulièrement des paysannes, des mères, son message se fera de plus en plus révolutionnaire, jusqu’à subir la censure du régime nazi montant. Sa monographie intitulée Je veux agir dans ce temps évoque aussi toute la révolte qui l’animait face aux conséquences désastreuses de la Première Guerre mondiale, et au sombre déploiement de la Seconde Guerre mondiale, dont elle a témoigné durant ses dernières années.

La lithographie Plus jamais de Guerre, de Käthe Kollwitz, datant de 1924 et utilisée comme affiche pour l'exposition récente "Prendre Position" à la Kunsthaus de Zurich. (DR)

C’est cet engagement sans faille qui était donc à l’honneur durant ces trois derniers mois, rappelant à quel point son message est toujours d’actualité. Jonas Beyer, commissaire de l’exposition, nous confie: «L’exposition était prévue bien avant les événements en Ukraine et maintenant au Moyen-Orient. Mais les événements nous ont rattrapés et nous ont montré que l'art engagé, qui met en avant le désir de préserver l'intégrité de l'être humain, peut toujours déployer toute sa force dans les contextes les plus divers.» Cette exposition, ponctuée d’interventions de l’artiste palestinienne Mona Hatoum, a permis d’offrir un regard croisé mais néanmoins commun sur la misère et les désastres de la guerre. Au gré des œuvres proposées, les mots d’occupation, de génocide, tacitement, s’articulent, comme dans un cri commun. Une manière d’embrasser les défis de notre actualité, et de «donner une chance à la paix», nous explique Jonas Beyer, louant l’empathie et le sentiment «universellement humain» qui se dégage des œuvres de Kollwitz. Un militantisme qui passe par le deuil; qui meut par ce qu’il a d’intime. Il ajoute, au sujet du titre de l’exposition: «L'intention du titre était de rester délibérément ambigu. "Prendre position" signifie en premier lieu ce qui caractérise les deux artistes, à savoir, qu'elles "prennent position" à travers leurs œuvres. Bien entendu, le titre a également été interprété comme un appel, ce qui m'a également convenu. Mais je pense qu'en tant qu'institution artistique, il faut tout de même faire attention à ne pas utiliser l'art comme un moyen d'atteindre un but politique. Or, nous pouvons toujours exiger la paix. Dans ce sens, le titre se devait d’être un bon compromis pour secouer les visiteurs sans se laisser enfermer dans une position particulière par rapport à l'actualité du jour.»

La Kunsthaus compte bien persister sur le chemin de l’engagement, avec une prochaine exposition mettant à l’honneur l’artiste libanais Walid Raad, et un fil conducteur résolument féminisme pour la saison à venir.

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